La chronique philo d'Alain Anquetil

Les ambiguïtés du « modèle » allemand - Alain Anquetil

Les ambiguïtés du « modèle » allemand - Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des ambiguïtés du « modèle allemand ».

L’actualité récente propose de nombreux exemples qui soulignent la crise de ce « modèle », l’expression « modèle allemand » étant par ailleurs tellement utilisée qu’on a pu la qualifier de « lieu commun » (1).

Il faut dire que l’on se demande parfois ce qu’apporte l’idée de « modèle ». Ainsi, dans « L’Allemagne connaît une remise en cause totale de son modèle économique, énergétique et militaire » (La Tribune du 4 novembre 2022), on pourrait remplacer « son modèle » par « sa politique » ou « sa stratégie » (2).

Mais on comprend ce que « modèle allemand » veut dire…

Sur le plan économique, il renvoie en effet à une « économie sociale de marché » qui inclut, selon la professeure de politique publique Anke Hassel, « une société civile très organisée, une règlementation de la gouvernance des entreprises et des marchés du travail, ainsi qu’un vaste système d’État‑providence » (3).

Chaque pays a son propre « modèle ».

Oui, l’économiste Christophe Strassel définit la notion de « modèle national » en un sens normatif comme « une représentation sur laquelle les instances de pouvoir se fondent pour faire partager à l’opinion publique une vision du monde ou pour justifier une orientation politique » (4). Le modèle peut aussi prendre un sens descriptif : il est alors « la représentation simplifiée d’un système » (5).

La distinction entre le normatif (le modèle est un idéal à imiter) et le descriptif (le modèle donne une image simplifiée de la réalité) est bien connue dans le domaine scientifique, où le modèle remplit une fonction essentielle dans la compréhension des phénomènes et la recherche en général.

Cette distinction n’est pas sans ambiguïté. Le philosophe Daniel Andler note ainsi qu’un modèle peut être entendu « au sens de réalisation concrète d’une théorie, d’un plan, d’une propriété », ou « à l’inverse comme schéma théorique d’un système ou d’un phénomène concret » (6).

Cela s’applique-t-il au modèle allemand ?

Oui, car notre compréhension de ce modèle peut osciller entre ce qu’il faudrait imiter et ce qui décrit une réalité.

On a souvent l’impression que l’on devrait imiter ce modèle…

C’est vrai, et Christophe Strassel remarquait (en 2013) que la France « ne semble plus avoir pour ambition aujourd’hui que de reproduire celui de son voisin d’outre-Rhin ».

Il convient cependant d’ajouter que l’une des propriétés d’un modèle est de pouvoir se substituer à la réalité quand nous percevons le monde. En matière scientifique, le philosophe Jean-Pierre Dupuy parle même de « fascination pour le modèle », car il « est tellement plus pur, tellement mieux maîtrisable que le monde des phénomènes [que] le risque existe qu’il devienne l’objet exclusif de l’attention du savant » (7). Le spécialiste de l’éducation Henry Robert Weinstock soulignait ce danger en prenant l’exemple du « modèle du système solaire utilisé pour décrire la structure d’un atome » : « il faut constamment se rappeler », écrivait-il, « que l’atome n’est pas un système solaire en miniature, car penser […] à l’aide de modèles, c’est toujours penser comme si » (8).

Ce propos inspire un commentaire sur la fascination pour le modèle allemand. Cette fascination ne peut se comprendre que si le modèle a le sens normatif d’un idéal à imiter. Mais la crise de ce modèle, dont on parle depuis le début de la guerre en Ukraine, s’accorde mieux avec le sens descriptif : le modèle est devenu une simple représentation de la réalité de l’économie et de la politique étrangère de l’Allemagne, perdant au passage son pouvoir de fascination.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) Voir par exemple « Ce ‘modèle allemand’, qui est devenu l’un des lieux communs du discours politique français, n’a pas toujours grand lien avec la réalité » (C. Strassel, « La France, l’Europe et le modèle allemand », Hérodote, 151(4), 2013, p. 60-82).

(2) « Olaf Scholz en Chine pour préserver le modèle économique allemand », La Tribune, 4 novembre 2022.

(3) A. Hassel, « Le modèle allemand en transition », Revue française des affaires sociales, 1, 2016, p. 141-161, et J.-L. Beffa, « La stratégie adoptée par l’Allemagne face à la mondialisation de l’économie », Réalités Industrielles, août 2013, p. 12-17.

(4) C. Strassel, op. cit.

(5) Ce propos, cité par Christophe Strassel, est de l’économiste Jean-Paul Fitoussi, dans « Le modèle français privé de sa cohérence », Le Monde, 14 février 2006.

(6) D. Andler, « Processus cognitifs », in D. Andler, A. Fagot-Largeault & B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences, Vol. 1, Editions Gallimard, Folio Essais, 2002.

(7) J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 2005.

(8) H. R. Weinstock, « The concept of ‘model’ and educational research », Journal of Research in Science Teaching, 4, 1966, p. 45-51.