La chronique philo d'Alain Anquetil

Les convictions européennes et les convictions personnelles de la nouvelle Présidente du Parlement européen - La chronique philo d'Alain Anquetil

Les convictions européennes et les convictions personnelles de la nouvelle Présidente du Parlement européen - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des réactions suscitées la semaine dernière par l’élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen (1).

La presse est en effet revenue sur ses convictions hostiles à l’avortement qui avait déjà été évoquées dans les médias en décembre 2021. Le journal Libération, par exemple, après avoir rappelé que Roberta Metsola est, selon lui, une « farouche opposante au droit à l’avortement et à la contraception », parlait de l’hypothèse de son élection comme d’un « symbole désastreux » (2).

Le secrétaire d’Etat chargé des questions européennes s’est dit « gêné par le symbole de son élection » le 18 janvier (3)

Mais la nouvelle Présidente a elle-même déclaré à propos du droit des femmes : « Sur ce sujet, ma position est celle du Parlement européen, qui est sans ambiguïté : le Parlement a appelé à maintes reprises à ce que les droits sexuels et reproductifs soient mieux protégés » (4). Elle a aussi affirmé qu’elle défendra « toujours l’Europe, [ses] valeurs communes de démocratie, de dignité, de justice, de solidarité, d’égalité, d’État de droit et de droits fondamentaux » (5).

Est-elle prise dans un conflit de valeurs ?

Il est vrai que ses convictions européennes et sa conviction sur l’avortement peuvent sembler en conflit. Mais on peut avancer deux faits qui écartent l’idée d’un conflit. 

Le premier porte sur le concept de rôle. Roberta Metsola a souligné que sa conviction sur l’IVG était « personnelle » (6). C’est une manière de séparer ce qui relève de son rôle de Présidente du Parlement européen et ce qui relève de ses convictions privées.

Une telle séparation n’est-elle pas illusoire ?

Non. On ne fait pas ce qu’on veut quand on occupe un rôle, a fortiori un rôle dépendant d’une élection dans un cadre démocratique, comme l’est celui qu’occupe désormais Roberta Metsola. Un rôle répond à des attentes, il suppose de respecter des devoirs, il est régi par des normes, et, parce que le titulaire d’un rôle, spécialement d’un rôle public, est observé, il est soumis à un contrôle social. La plupart du temps, la personne veut être à la hauteur de son rôle – c’est parfois une question d’honneur. En outre, on ne doit pas sous-estimer l’influence d’un rôle sur la personnalité de son titulaire, qui pourrait aller jusqu’à une incorporation du rôle à sa personnalité (7).

Quel est le second fait qui, selon vous, exclut l’idée d’un conflit de valeurs ?

Il se rapporte au concept de pré-engagement. Ce que l’on appelle « pré-engagement » recouvre des mécanismes qui permettent à une personne de se soumettre elle-même à des contraintes qui limiteront ses possibilités de choix dans l’avenir (8). 

Le philosophe Jon Elster propose le cas d’une personne qui arrête de fumer (9). Elle peut adopter une stratégie de pré-engagement en mettant en place des « mécanismes causaux pour renforcer sa détermination ». Par exemple, elle « part faire une randonnée en montagne, pour qu’il n’y ait pas de cigarettes », elle « change de trottoir lorsqu’[elle] aperçoit un bureau de tabac, pour ne pas être exposé[e] à la vue des cigarettes », ou elle annonce sa décision à ses amis « pour avoir à subir leurs sarcasmes en cas de rechute ».

C’est ce qu’a fait Roberta Metsola ?

Exactement. Son affirmation, à l’occasion de son discours inaugural, selon laquelle « l'engagement du Parlement en faveur de la diversité, de l'égalité des genres et de la garantie des droits des femmes doit être réaffirmé » a certes une valeur en elle-même, mais, si on la considère à la lumière de ses convictions relatives à l’avortement, elle acquiert la valeur d’un pré-engagement (10).

(1) « Roberta Metsola élue Présidente du Parlement européen », Communiqué de presse, 18 janvier 2022.

(2) « Une anti-IVG à la tête du Parlement ? », Libération, 14 décembre 2021. Voir aussi « Les eurodéputés prêts à porter Roberta Metsola, une élue anti-IVG, à leur tête », Le Monde, 15 décembre 2021.

(3) « La conservatrice maltaise Roberta Metsola élue présidente du Parlement européen », Le Soir, 18 janvier 2022.

(4) « Roberta Metsola promet de respecter la ligne du Parlement européen, même sur l'avortement », La Croix, 18 janvier 2022.

(5) « Roberta Metsola élue Présidente du Parlement européen », op. cit.

(6) « IVG, la diabolisation. Roberta Metsola élue à la tête du Parlement européen », La Croix, 18 janvier 2022. https://www.la-croix.com/Debats/Diabolisation-2022-01-18-1201195507

(7) « Après avoir joué un certain rôle pendant un temps plus ou moins long, la personnalité du sujet peut être transformée » (A.-M. Rocheblave-Spenlé, La notion de rôle en psychologie sociale : étude historico-critique, Paris, Presses Universitaires de France, 1962).

(8) Voir mon article du 29 juin 2020 : « La raison d’être et la société à mission comprises à la lumière du concept de pré-engagement ».

(9) J. Elster, Ulysses and the Sirens. Studies in rationality and irrationality, Cambridge University Press, 1984, tr. Gerschenfeld, Ulysse et les sirènes, in Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, Les Editions de Minuit, 1986. J’ai inversé l’ordre des éléments énumérés dans la citation qui suit.

(10) « Statement by Roberta Metsola, the new elected President », 18 janvier 2022.

Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet

Photo © European Union 2022 - Source : EP

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