Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de modération à propos des vœux du nouvel an.
J’adresse tout d’abord mes meilleurs vœux aux auditrices et aux auditeurs d’euradio. Pour cette première chronique de l’année, je me suis demandé si cela aurait un sens de formuler des vœux de modération. Cela paraîtrait un peu étrange. Pourtant, la modération est une importante vertu morale – et une vertu politique. C’est pourquoi on pourrait adresser à des gouvernants ou à des institutions, par exemple à l’Union européenne, des vœux de modération.
Ce n’est pas très fréquent…
Non, en effet.
Et les souhaits de modération ne sont pas enthousiasmants…
C’est vrai. En outre, l’idée de modération a des connotations négatives. Dans le domaine politique, il arrive qu’on l’assimile à la tiédeur, à l’indécision, à la faiblesse, voire à l’absence de principes fermes et à l’opportunisme. Mais si on la voit sous un angle positif, elle apparaît comme une disposition au compromis, à la recherche de l’équilibre, à la tolérance.
En ce sens, elle convient au fonctionnement de la démocratie. Voici ce qu’en disait Norberto Bobbio, qui fut un ardent démocrate : « Je suis un modéré parce que je crois en l’antique maxime in medio stat virtus (« C’est au milieu que se tient la vertu »). Je ne veux pas dire par là que les extrémistes ont toujours tort […], car affirmer que les modérés ont toujours raison et les extrémistes toujours tort reviendrait à raisonner comme un extrémiste ». Et il ajoutait : « Mon expérience de la vie publique et privée m’a appris que, ‘dans la plupart des cas’, les solutions qui évitent les approches tranchées […] ne sont peut-être pas les meilleures, mais qu’elles sont les moins imparfaites » (1).
On a même défendu l’idée que la défense de positions modérées demandait plus de courage que la défense de positions extrêmes. La raison en est que, selon les mots d’un auteur, « agir comme un modéré exige d’équilibrer et de peser différents principes dans chaque situation plutôt que de s’appuyer sur un seul ensemble de principes […] universels » (2).
Mais alors, pourquoi la modération laisse-t-elle cette impression de tiédeur ?
On peut avancer l’idée que la modération ne convient pas à toutes les situations de choix. Dans certaines d’entre elles, il faut prendre des décisions radicales. Or, ce sont ces décisions qui restent dans la mémoire.
Si l’on pense aux vœux du nouvel an, une autre raison pour laquelle l’appel à la modération semble peu enthousiasmant est que la modération politique est déjà institutionnalisée dans les régimes démocratiques. C’est le cas de l’Union européenne. De ce fait, souhaiter une « bonne modération » ne présente pas beaucoup d'intérêt.
Aristote apporte une autre explication à propos, cette fois, de la modération comme vertu morale (3). Il défendait l’idée que la vertu est un juste milieu entre un défaut de vertu et un excès de vertu. Par exemple, le courage se situe entre la lâcheté et la témérité, et la modération entre l’insensibilité et le dérèglement (4).
Mais Aristote remarque que certaines vertus sont plus ou moins proches de l’un de leurs extrêmes. Par exemple, le courage a une « ressemblance plus étroite » avec l’excès de courage, c’est-à-dire la témérité. On pourrait dire de la même façon que la modération ressemble plus à l’insensibilité, ou à une « vie rangée », qu’au dérèglement (5).
Malgré ces arguments, la modération est vraiment digne d’intérêt, parce que sa mise en pratique témoigne d’une grande intelligence et que ses effets sont considérables. C’est pourquoi on peut à bon droit l’intégrer dans une liste de vœux du nouvel an – pensons par exemple à l'Europe ou aux prochaines élections présidentielles.
(1) N. Bobbio, De senectute e altri scritti autobiografici, Einaudi, 1996, tr. A. Cameron, Old age and other essays, Polity, 2001. Ma traduction.
(2) A. Crăiuțu, A virtue for courageous minds: Moderation in French political thought, 1748-1830, Princeton University Press, 2012. Ma traduction. Voir aussi le résumé en français de cet ouvrage, qui a été proposé par l’auteur : « Une vertu politique : la modération », tr. I. Hausser, Commentaire, 148(4), 2014, p. 793-802.
(3) Aristote. Éthique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990. « Le propre d’un homme modéré », dit Aristote, « c’est de n’avoir ni appétits excessifs, ni appétits pervers », si bien qu’il n’a même plus besoin de lutter contre ces désirs.
(4) Aristote avance aussi une raison plus spécifique à la modération en matière de plaisir. Dans la mesure où, dans ce domaine, les excès nous attirent naturellement (« nous sommes davantage enclins au dérèglement qu’à une vie rangée »), nous tendons à lui opposer la modération, ce qui la rapproche de l’autre extrême, le défaut de modération, c’est-à-dire l’insensibilité.
(5) Les citations entre guillemets sont issues d’Aristote, op. cit.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
Jernej Furman via Flickr
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