La chronique philo d'Alain Anquetil

Une explication de la « stupeur » provoquée par le Qatargate

Une explication de la « stupeur » provoquée par le Qatargate

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la stupeur provoquée par le Qatargate, l’affaire de corruption présumée au Parlement européen

Je propose de partir de la résolution adoptée par le Parlement européen le 15 décembre 2022, au début de cette affaire (1). Elle insiste notamment sur « la divulgation de l’empreinte législative des textes et des amendements proposés » au sein du Parlement (2). Une empreinte législative qui rendrait compte précisément de l’influence de groupes d’intérêts sur une décision politique serait un parfait exemple de l’idée de transparence.

Pouvez-vous préciser ce point ?

La transparence peut être définie comme la disposition d’une organisation à divulguer toutes les informations pertinentes sur ses activités (3).

En guise d’illustration, les auteurs américains de cette définition citent une formule due à Louis Brandeis, un célèbre juge de la Cour suprême des États-Unis : « La lumière du soleil est le meilleur des désinfectants ». C’est que la transparence a un rôle « hygiénique » : elle est « le meilleur moyen de prévenir les transactions malhonnêtes en politique ou dans d’autres domaines » (4).

Savoir que l’on est observé, que l’on agit « à la lumière du soleil », a un effet dissuasif. Or, dans sa résolution du 15 décembre 2022, le Parlement européen demande justement « une évaluation approfondie et une meilleure lisibilité des activités législatives des députés » (5). La « lisibilité » est une allusion involontaire à la formule de Brandeis…

Mais les député·es européen·nes n’ont-ils pas déjà le devoir d’agir avec intégrité et transparence ?

Vous vous référez sans doute aux obligations qui incombent aux parlementaires européen·nes, à leur rôle.

Ce rôle est régi par un code de conduite. Il précise que, dans le cadre de leur mandat, les député·es « agissent uniquement dans l’intérêt général et n’obtiennent ni ne tentent d’obtenir un avantage financier direct ou indirect quelconque ou toute autre gratification » (6).

Cela peut-il expliquer la stupeur que le Qatargate a provoquée ?

Oui, on ne s’attendait pas à cela, ce qui suggère que la stupeur dont vous parlez peut être expliquée par des « attentes de rôle », ici les attentes relatives au rôle de parlementaire. En effet, comme le souligne la philosophe Judith Andre, lorsque des personnes qui remplissent un rôle déçoivent les attentes liées à leur rôle, cela génère « la surprise, le malaise, la déception ou la désapprobation » (7).

Pour Andre, les attentes de rôle ont une importance morale. Si on ne répond pas à ces attentes, on peut susciter la surprise ou la stupeur, et ces émotions elles-mêmes acquièrent une dimension morale.

Pourquoi ces attentes ont-elles une importance morale ?

Cela vient du fait que tout environnement social doit être suffisamment prévisible et stable. On ne peut agir dans un environnement imprévisible et instable – ni même y vivre. « La prévisibilité est une condition nécessaire de la vie sociale », souligne Judith Andre : elle garantit la stabilité sociale.

Il en résulte que nous avons une raison morale de nous conduire conformément aux attentes que les autres ont envers nous, c’est-à-dire de nous conduire de façon prévisible.

Cela ne va pas de soi, car nous ne sommes pas toujours tenus de faire ce que les autres attendent de nous ! Mais si l’on considère le fait que les attentes qu’ont les autres envers nous dépendent souvent des rôles que nous jouons, et si l’on met de côté certains rôles problématiques, alors nous devons agir conformément aux exigences de nos rôles. Si des parlementaires élus violent ce devoir, alors ils déçoivent les attentes que l’on a envers eux, ils rendent la société imprévisible, menacent sa stabilité, et provoquent notre stupeur.

Entretien réalisé par Cécile Dauguet.

(1) Résolution du Parlement européen du 15 décembre 2022 sur les soupçons de corruption par le Qatar et, plus largement, la nécessité de transparence et de responsabilité au sein des institutions européennes.

(2) L’empreinte législative désigne la possibilité de connaître précisément « l’influence des intérêts privés sur un élément de la réglementation » (Rapport sur la mise en œuvre de la recommandation du conseil de l’OCDE sur les principes de transparence et d’intégrité des activités de lobbying, 22 avril 2021).

(3) Une définition issue de Norman E. Bowie et Meg Schneider, Business ethics for Dummies, Wiley Publishing, 2011.

(4) C. C. Doyle, W. Mieder & F. R. Shapiro, The dictionary of modern proverbs, Yale University Press, 2012.

(5) Résolution du Parlement européen du 15 décembre 2022, op. cit.

(6) Code de conduite des députés au Parlement européen en matière d’intérêts financiers et de conflits d’intérêts, entré en vigueur le 1er janvier 2012.

(7) J. Andre, « Role morality as a complex instance of ordinary morality », American Philosophical Quarterly, 28(1), 1991, p. 73-80. On pourra consulter la chronique philo « Les convictions européennes et les convictions personnelles de la nouvelle Présidente du Parlement européen » du 30 janvier 2022.