La chronique philo d'Alain Anquetil

Pourquoi « Concentrons-nous maintenant sur le football ! » est un truisme gênant - Alain Anquetil

Pourquoi « Concentrons-nous maintenant sur le football ! » est un truisme gênant - Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler d'une phrase du président de la FIFA à l’attention des équipes participant à la coupe du monde au Qatar : « Concentrons-nous maintenant sur le football ! ».

Il s'agit d’un appel des dirigeants de la FIFA visant à faire en sorte qu’« après des mois de polémiques sur les droits humains et l’écologie », le sport reprenne ses droits (1). Mais la formule, comme le reste de la lettre dans laquelle elle figurait (2), a provoqué la réprobation d’organisations comme Amnesty International. Selon Amnesty, ses auteurs (le président et la secrétaire générale de la FIFA) y ont « balay[é] d’un revers de main les préoccupations relatives aux droits humains, désireux de ne pas se laisser entraîner dans ces ‘batailles idéologiques ou politiques’ » (3).

Compte-tenu de l’effet produit par la formule « Concentrons-nous maintenant sur le football ! », il vaut la peine de s’y arrêter un instant.

Elle n’a rien de polémique en elle-même…

Vous avez raison. On imagine fort bien un entraîneur de football demandant à ses joueurs de se concentrer sur leur pratique.

C’est fréquent, y compris en-dehors du sport.

Oui, et on peut même avancer que « Concentrons-nous maintenant sur le football ! » possède la force de l’évidence. Elle n’est pas loin d’être un « truisme », traduction de l’anglais truism – un mot qui, selon la professeure de littérature américaine Antonia Rigaud, « systématis[e] l’idée d’une vérité (true-ism) » (4).

Un truisme est une « vérité d’évidence si banale qu’elle ne vaut pas d’être énoncée » (5). Ce qui, dans le cas de notre formule, est paradoxal.

Parce qu’on l’utilise souvent…

Exactement.

Mais il faut faire la différence entre les truismes factuels, comme « nous ne pouvons prévoir l’avenir que sur la base des connaissances dont nous disposons aujourd’hui », et les truismes normatifs, qui contiennent une recommandation ou une obligation, comme « les normes que nous appliquons aux autres doivent également s’appliquer à nous-mêmes » (6).

Or, notre formule a un caractère normatif. Elle signifie en effet : « Nous devons désormais nous concentrer sur le football ! »  ̶ ou : « Vous devez vous concentrer sur le football ! », car la lettre de la FIFA s’adressait aux équipes engagées dans la compétition.

Si l’on peut presque la considérer comme un truisme, c’est parce que le football est une pratique et qu’une pratique exige par définition que ses participants lui consacrent leur énergie et leur attention (7). La définition que le philosophe Alasdair MacIntyre donne d’une pratique – elle commence par « toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie » – l’exprime clairement : la coopération suppose l’engagement des coopérateurs (8).

On en conclut que notre formule se limite à exprimer une évidence. Elle ne fait que rappeler aux 32 équipes engagées dans la Coupe du monde qu’elles doivent faire quelque chose qu’elles feront de toute façon.

Mais elle a un sens.

Parce qu’il arrive que les truismes soient utilisés dans un but rhétorique, notamment ironique. Dans notre cas, tout le monde comprend et accepte spontanément que des joueurs de football doivent se concentrer sur leur jeu. L’aspect rhétorique vient de ce que la formule de la FIFA a pu avoir pour conséquence, intentionnelle ou non, de fixer l’attention du public sur la compétition.

Et de détourner son attention de la question des droits humains et de l’écologie…

Oui, elle a pu aussi être comprise implicitement comme une demande de ne pas « politiser le sport », pour reprendre l’expression du Président de la République (9). Ce qui signifie – et cela n’a rien de surprenant – qu’un truisme peut tirer son sens du contexte dans lequel il est produit.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) La citation provient de « Coupe du monde de foot : ‘Le Qatar peut en sortir très mal vu’, estime le sociologue grenoblois Michel Raspaud », France Bleu Isère, 18 novembre 2022.

(2) Le contenu de la lettre a été révélé par Sky Sports début novembre (« Qatar World Cup: FIFA writes to teams and says ‘focus on the football... not ideological or political battle that exists’ », Sky Sports, 4 novembre 2022).

(3) « ’Se concentrer sur le football’ ? Notre réaction face à la réponse inadmissible d’Infantino », Amnesty International, 14 novembre 2022.

(4) A. Rigaud, « Une vérité qui se dérobe : le langage de la vérité chez trois artistes minimalistes américains, Jenny Holzer, Joseph Kosuth et Carl Andre », Revue française d’études américaines, 133(3), 2012, p. 113-127.

(5) C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Librairie Arthème Fayard / Editions du temps, 2004.

(6) Le premier est inspiré de Peter Geach, The virtues. The Scanlon Lectures 1973-1974, Cambridge University Press, 1977, tr. R. Pouivet, Les vertus, Librairie philosophique J. Vrin, 2022 (« Nécessairement nous ne pouvons faire des prévisions que sur la base de la connaissance scientifique que nous avons, non pas sur celle des découvertes scientifiques qui sont encore à faire »), et le second vient de Noam Chomsky, « Commentary: moral truisms, empirical evidence, and foreign policy », Review of International Studies, 29, 2003, p. 605-620.

(7) D’après le Dictionnaire de l’Académie française, où « concentrer » signifie « fixer sur un sujet son énergie, son attention ».

(8) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984, tr. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997 (je mets les italiques). La définition complète est la suivante : « Toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées ». Voir la Chronique philo du 26 avril 2021 : « La Super Ligue, l’argent et le beau jeu », dans laquelle le concept de « bien interne » est expliqué.

(9) Voir « Coupe du monde 2022 : ‘Il ne faut pas politiser le sport’, déclare Emmanuel Macron », franceinfo, 17 novembre 2022.