La chronique philo d'Alain Anquetil

La vocation de l’artiste face aux pressions de l’administration Trump sur la culture

Photo de RDNE Stock project sur Pexels La vocation de l’artiste face aux pressions de l’administration Trump sur la culture
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Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique. Bonjour !

Aujourd’hui, vous allez nous parler des réponses aux atteintes à la liberté d’expression et de création aux Etats-Unis.

L’administration Trump a pris des mesures pour restreindre, voire interdire, l’expression et la création des artistes, notamment sur des thèmes qu’elle juge « trop woke et anti-patriotes » (1). Le mois dernier, un animateur et humoriste, Jimmy Kimmel, a été privé d’antenne à la suite de pressions sur la chaîne ABC (2) – « Une excellente nouvelle pour l’Amérique », avait écrit le président américain sur son réseau Truth Social (3). L’émission a toutefois repris le 23 septembre.

Donald Trump n’a pas le sens de l’humour…

Peut-être. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques, affirmait qu’« en général, peu de dirigeants autoritaires ont le sens de l’humour » et qu’« ils sont encore moins capables de rire d’eux-mêmes » (4).

S’agissant de la culture, Trump a pris le 20 janvier 2025, jour de son accession à la Maison Blanche, un décret présidentiel pour mettre fin aux programmes de diversité, d’équité et d’inclusion. Le 27 mars, il a publié un autre décret visant à « éliminer l’idéologie inappropriée, source de division ou anti-américaine » des musées de l’importante Smithsonian Institution et du zoo national (5).

Ces décisions, en plus d’autres contraintes, auraient engendré un « climat de peur » dans les milieux culturels américains : « Les gens des musées se gardent de se plaindre publiquement et, même en privé, ils font attention », lisait-on dans Le Monde (6).

La juriste Agnès Tricoire observait quant à elle dans Libération qu’« il est très inquiétant que les élites culturelles ne résistent pas, en tout cas pas encore » ; et « à court terme au moins », elle se montrait « très pessimiste pour les artistes américains » (7).

L’idée que les élites culturelles américaines ne résistent « pas encore » est intéressante.

Pourquoi ?

D’abord parce que les États-Unis n’ont pas basculé dans la dictature. Treisman, qui considère Trump comme un autocrate, affirme comme « la plupart des analystes […] que les États-Unis restent une démocratie » (8). Cela suggère que les artistes américains peuvent utiliser les ressources de la démocratie pour « résister ».

On peut évoquer ici le cas de Gandhi, la comparaison valant toutes choses égales par ailleurs.

Dans le contexte du régime politique britannique de la première partie du XXème siècle – une monarchie constitutionnelle, mais un pouvoir autoritaire et répressif qui pouvait s’exercer dans les colonies, y compris en Inde –, Gandhi a pu (non sans obstacles) mettre en pratique la non-violence : « L’Inde et l’Angleterre ayant formé politiquement et économiquement un système clos, une dialectique était possible », notait le philosophe René Habachi (9). Ce qui était possible, c’était de parvenir à l’indépendance de l’Inde grâce à la non-violence. Et puis, remarquait Habachi, Gandhi « était assez avisé pour prendre l’adversaire [l’empire britannique] en son point faible » (10).

Mais le contexte ne suffit pas. Il faut également considérer la vocation de l’artiste.

Sa vocation serait de s’opposer à l’ordre établi ?

Si l’on suit Albert Camus, « le but de l’art n’est pas de légiférer ou de régner, il est d’abord de comprendre » ; il est ensuite de « rassembler », « de parler du et pour le plus grand nombre », de parler aussi de celles et ceux qui sont réduit au silence (11). Car l’artiste (Camus évoque spécifiquement l’écrivain) ne doit pas oublier le silence « d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde » : il doit « le relayer pour le faire retentir par les moyens de l’art » (12). On est loin de l’art de propagande, de l’art du divertissement ou d’un art qui, fuyant la réalité, se réfugie dans le rêve.

Donc le véritable artiste doit résister.

Oui, il doit s’exprimer toujours au nom de la vérité, de la liberté, de sa ressemblance et de son lien avec les autres êtres humains.

Camus affirme qu’en raison de sa vocation, l’écrivain « ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude ». Il doit prendre « deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression » (13). Même si « la vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir », et la liberté « dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante », l’écrivain doit « marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument » (14).

C’est à cause de l’oppression ou de la répression que cette tâche est difficile ?

Pas seulement. Camus affirme que la lucidité, la conscience, la clarté d’une pensée qui renonce aux illusions et voit la réalité telle qu’elle est, sont ici nécessaires : « Tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle » (15). Or, il est difficile de maintenir une conscience stable :

« La conscience va vite ou se replie. Il faut la saisir au vol, à ce moment inappréciable où elle jette sur elle-même un regard fugitif. L’homme quotidien n’aime guère à s’attarder. Tout le presse au contraire. » (16)

Le véritable artiste, qui n’est ni dans la propagande ni dans le divertissement, doit maintenir sa conscience éveillée. Ce qui ne signifie pas qu’il doive s’opposer pour s’opposer : le danger, selon Camus, est que l’artiste croie ne pouvoir « s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général » (17). Il agirait alors aveuglément, sans lucidité donc, mais aussi sans respecter sa vocation. Car la vocation est un appel, un « penchant impérieux qu’un individu ressent pour une profession, une activité ou un genre de vie » (18). Chez le sociologue Max Weber, elle prend même un tour religieux, car elle implique « le don de soi, la foi, le dévouement à la cause » (19).

Cela devrait-il nous rendre optimiste ?

Nous avons au moins deux raisons de penser que le monde culturel américain résistera aux pressions dont il est aujourd’hui victime : le contexte démocratique d’abord, car les Etats-Unis demeurent une démocratie ; la vocation des artistes ensuite, avec la liberté, la lucidité et le sens de la mission qu’elle suppose.

Ces deux raisons permettent de nourrir un certain optimisme.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.


Références

(1) La brève citation provient de France Inter, « ‘Aux États-Unis, la guerre aux arts est déclarée’ : Donald Trump asphyxie la création artistique », 26 juillet 2025.

(2) Voir « En s’en prenant à Jimmy Kimmel, Donald Trump pensait en finir avec les émissions qui le moquent et c’est tout le contraire qui se passe », Le Monde, 26 septembre 2025, et « A global crackdown on free speech (that now includes the U.S.) », New York Times, 30 septembre 2025.

(3) « L’animateur Jimmy Kimmel privé d’antenne aux Etats-Unis par ABC, à la suite de ses propos sur l’assassinat de Charlie Kirk », Le Monde, 18 septembre 2025.

(4) « Threatening broadcasters, Trump takes a page from the world’s autocrats », New York Times, 30 septembre 2025.

(5) Voir respectivement « Ending radical and wasteful government DEI programs and preferencing » et « Restoring truth and sanity to american history ». Voir aussi P. Josephson, « Les guerres culturelles de Donald J. Trump : un tournant soviétique de la Maison-Blanche ? », Le Grand Continent, 18 juillet 2025.

(6) « Montrer une ‘Amérique telle que Donald Trump la voit, blanche et chrétienne’ : à Washington, les musées sous pression de la Maison Blanche », Le Monde, 28 septembre 2025.

(7) « Aux Etats-Unis, une censure dans l’art qui s’intensifie et inquiète », Libération, 10 mars 2025.

(8) D. Treisman, « Autocrats don’t act like Hitler or Stalin anymore − instead of governing with violence, they use manipulation », The Conversation, 3 juin 2025, 2 septembre 2025, tr. « Les autocrates n’agissent plus comme Hitler ou Staline, ils gouvernent par la manipulation », The Conversation, 2 septembre 2025.

Daniel Treisman est connu pour ses travaux sur « les autocrates de l’information », des dirigeants politiques autoritaires qui se maintiennent au pouvoir, non par la répression et la terreur, mais par des pratiques qui visent à faire croire aux citoyens qu’ils sont « compétents et bienveillants » (S. Guriev & D. Treisman, « Informational autocrats », Journal of Economic Perspectives, 33(4), 2019, tr. « Les autocrates de l’information », Cogito (SciencesPo), 11 février 2020). Or, selon Treisman, « certaines des tactiques de Trump rappellent celles des autocrates informationnels. Il a attaqué la presse, outrepassé des décisions de justice, exercé des pressions sur les universités pour restreindre l’indépendance académique et limiter les admissions internationales » (D. Treisman, « Autocrats don’t act like Hitler or Stalin anymore », op. cit.).

(9) R. Habachi, « Gandhi », Encyclopædia Universalis France, 5ème édition, Volume 7, 1972.

(10) Ibid.

(11) A. Camus, « L’artiste et son temps », 14 décembre 1957, et « Discours de Stockholm », 10 décembre 1957, dans Conférences et discours : (1936-1958), Folio, 2017.

(12) A. Camus, « Discours de Stockholm », op. cit.

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Idées / Gallimard, 1942.

(16) Ibid.

(17) A. Camus, « L’artiste et son temps », op. cit.

(18) Source : CNRTL.

(19) C. Colliot-Thélène, Préface à M. Weber, Politik als Beruf, 1919, tr. C. Colliot-Thélène, La profession et la vocation de politique, Paris, La Découverte, 2003.