La chronique philo d'Alain Anquetil

Qu'est-ce que les enfants américains vont apprendre de Donald Trump et de Kamala Harris ?

Marco Verch - ccnull.de - CC-BY 2.0 Qu'est-ce que les enfants américains vont apprendre de Donald Trump et de Kamala Harris ?
Marco Verch - ccnull.de - CC-BY 2.0

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de celles et de ceux, notamment des femmes et des hommes politiques, qui sont considérés comme des « modèles ».

On les appelle en anglais des « role models », c’est-à-dire des personnes « qui servent d'exemple au titre des valeurs, attitudes et comportements associés à un rôle », « qui se distinguent de telle sorte que les autres les admirent et veulent les imiter », et en qui, peut-être, « nous sentons quelque chose que nous voulons incorporer en nous ».

Comment traduit-on « role model » ?

Par « modèle » ou « exemple », entre autres, mais l’expression « modèle de rôle » est appropriée car elle se réfère à la définition du sociologue Robert Merton, qui est à l’origine du concept. Merton le limitait à une personne occupant un ou plusieurs rôles. Une professeure pourra être un modèle de rôle dans l’exercice de son métier sans être nécessairement un modèle relatif à la manière de conduire sa vie en général.

Pourquoi prenez-vous l’exemple d’« une professeure » ?

À cause de deux philosophes et professeures : Judith Jarvis Thomson et Anita Allen. Judith Thomson affirmait à propos de la discrimination positive à l’embauche que « les étudiantes et les étudiants afro-américains ont besoin de preuves concrètes que celles et ceux ayant la même origine ou le même genre peuvent être accepté(e)s, peuvent réussir, peuvent devenir des professionnel(le)s ». Ce que Thomson résumait par cette formule : « on n’essaie pas de devenir ce que l’on ne croit pas pouvoir devenir ». Anita Allen, quant à elle, soulignait les inconvénients provenant du recrutement de personnes afro-américaines à des postes de professeurs d’université dans le seul but qu’elles deviennent des modèles de rôle. Elle distinguait aussi trois manières, pour un(e) professeur(e), d’être un modèle de rôle : d’abord, en étant exemplaire sur le plan éthique, c’est-à-dire en établissant et en respectant des « normes sur la manière dont les responsabilités [professionnelles] devraient être exercées » ; ensuite, en symbolisant la réussite ; enfin, en accompagnant les étudiants dans leurs études, comme le ferait un tuteur. Des tensions sont possibles entre ces trois fonctions. Par exemple, un symbole de réussite peut ne pas être un modèle éthique.

Auriez-vous un exemple ?

On peut en trouver un dans le contexte de la campagne présidentielle américaine. Selon deux chercheurs en sciences politiques, Kamala Harris serait un modèle de rôle pour les jeunes filles afro-américaines. Une enquête menée en 2020 a en effet révélé que 73% des jeunes filles noires connaissaient Kamala Harris [elles avaient entendu parler d’elle], contre 28% pour les jeunes filles blanches ». Mais « les jeunes filles noires ne se contentaient pas de la connaître : elles cherchaient aussi à l'imiter. Sur une échelle de 0 à 10 [10 indiquant que Kamala Harris est un parfait modèle de rôle], les jeunes filles noires lui ont attribué une note de 8, alors que Joe Biden recevait une note de 6,6 ». On voit apparaître aujourd’hui des comparaisons entre Trump et Harris sur leur capacité à être des modèles de rôle pour les enfants américains. Selon sondage réalisé sur X, sans aucune valeur statistique, 68% des répondants considéraient que Trump serait un meilleur modèle pour les enfants américains. Mais on a souligné par ailleurs que Trump n’était pas un modèle éthique : « Que vont apprendre nos enfants de Donald Trump […], qui déforme les choses et ment continuellement, qui insulte les gens qui ne sont pas d'accord avec lui », etc.

Mais si Trump n’est pas un modèle éthique, il peut toutefois être considéré par certains comme un modèle de réussite…

Exactement. Un mot sur l’expression « role model ». En un sens littéral, le role model semble impliquer que l’on s’identifie à un rôle plutôt qu’à une personne. On va en quelque sorte du rôle vers le modèle. Si l’on veut devenir avocat, on va, selon cette conception littérale, commencer par apprendre la liste de traits de caractère qu’un avocat devrait posséder. On essaiera d’appliquer ce savoir dans ses propres pratiques, et si l’on rencontre un avocat possédant les traits de caractère en question, on dira qu’il est un « modèle de rôle ».

Le modèle de rôle ressemble à une fiche de poste…

Oui, mais cela marche aussi dans l’autre sens : on peut considérer des personnes réelles qui occupent de façon exemplaire un rôle comme celui d’avocat, et en déduire les qualités de caractère que toute avocat devrait posséder. On va cette fois du modèle vers le rôle. Il faut bien sûr un minimum de connaissances préalables pour reconnaître que tel avocat incarne son rôle de façon idéale. Il y a ici un rapport dialectique entre le rôle et le modèle.

Pouvez-vous préciser ce point ?

L’idée du modèle de rôle permet de passer du rôle au modèle et du modèle au rôle. Elle permet un va-et-vient dont on voit souvent la trace dans les descriptions des modèles de rôle. Par exemple, on a affirmé que Michel Barnier était un modèle de « conciliateur », bien qu’on n’ait pas utilisé l’expression « modèle de rôle » à son propos.  Le fait que Michel Barnier possède les qualités de ténacité, de droiture et de fiabilité, et qu’il ne cherche pas à « humilier » ceux qui ont des opinions différentes des siennes, indiquerait les qualités du caractère qu’il faut posséder pour être un bon conciliateur. Dans ce cas, le modèle (Michel Barnier) révèle des traits de caractère liés au rôle (le conciliateur).

Lors de la campagne pour les élections américaines de 2016, Michelle Obama a dressé le portrait du président idéal : prendre ce rôle au sérieux, travailler dur pour ne pas dépendre de ses conseillers, être stable et mesuré, compatissant et rassembleur, et être « un modèle pour nos enfants ».

Un « role model »…

Oui. Dans ce cas, le rôle (président des Etats-Unis) permet de sélectionner des modèles (en l’occurrence Hillary Clinton). Même si Michelle Obama avait sans doute pris soin, pour des raisons rhétoriques, de choisir une certaine description du rôle de président, son propos illustrait l’autre versant de la dialectique entre rôle et modèle. C’est une dialectique  simple en apparence, mais si subtile qu’elle est parfois difficile à repérer.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.