Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Aujourd’hui, vous souhaitez revenir sur la confusion qui peut exister entre deux concepts : celui de protection et celui de protectionnisme. D’où provient cette confusion et pourquoi est-ce qu’il vous parait important de la clarifier ?
Depuis la crise sanitaire, on parle beaucoup de la mission de protection de l’Union européenne. Et j’ai envie de dire, il était temps ! Car protéger ses États membres, leurs citoyens, leurs entreprises, c’est bel et bien la mission principale de l’Union européenne, sa raison d’être. Or, force est de constater que, progressivement, les institutions ont un peu perdu le fil de leur mission, et qu’elles se sont souvent concentrées davantage sur la protection de grands principes, tels que la libre concurrence, le libre-échange, la loi du marché, etc., même lorsque ces principes ou leurs traductions dans les faits, s’avéraient contre-productifs et engendraient des inégalités en interne. La montée des mouvements eurosceptiques peut être attribuée à cette orthodoxie néolibérale qui a longtemps caractérisé les institutions européennes.
Mais les choses ont évolué depuis la crise sanitaire ?
Oui ! Les institutions et les États, même ceux qui étaient les plus fervents défenseurs de ces principes, se sont vite rendus compte que, face à l’ampleur de la crise et des conséquences socio-économiques, il allait falloir mettre en place de nouvelles recettes, plus protectrices et donc plus interventionnistes. Ça s’est matérialisé à travers les plans d’aide, la souscription d’un emprunt commun au nom de l’UE, la suspension du Pacte de stabilité, et une politique massive d’investissement. La mission de protection est donc revenue au cœur de la construction européenne. Et ça a été amplifié par la guerre en Ukraine et la crise énergétique, même si, là encore, quelques vieux réflexes subsistent, notamment en ce qui concerne la frilosité des institutions européennes à plafonner les prix du gaz et de l’électricité. Mais les choses évoluent.
Est-ce que cette évolution des institutions et des États membres peut faire craindre un basculement vers des politiques plus protectionnistes, comme aux États-Unis ou en Chine ?
On en est encore loin mais il faut rester vigilant parce que, en effet, c’est une possibilité. D’autant que les politiques protectionnistes ne concernent pas que les États-Unis et la Chine mais la majorité des pays du globe. C’est pour ça que la position de l’Europe jusqu’à présent était finalement très originale, voire isolée. Alors est-ce que l’Europe va devenir un continent protectionniste au même titre que les autres ? On peut quand même en douter, et pour plusieurs raisons. La première, c’est quand même que les Européens sont très attachés aux principes du libre commerce, du libre-échange, et du droit international. La semaine dernière, une étude réalisée par l’institut BVA pour iBanFirst auprès de citoyens Français, Allemands, Italiens, Hollandais et Britanniques, a montré qu’une écrasante majorité estime que faire du commerce avec d’autres pays est une bonne chose, entre 89 % pour les Français et 98 % pour les Britanniques.
Donc en dépit des distorsions de concurrence et des effets parfois négatifs du commerce international, les citoyens européens le plébiscitent encore ?
Oui et massivement. Les raisons avancées dans le sondage sont intéressantes : pour les citoyens interrogés, grâce au commerce international, les pays créent des liens renforcés d’interdépendance et d’échanges, les consommateurs bénéficient de prix plus attractifs et les entreprises peuvent baisser les coûts de production et trouver de nouveaux marchés. Mais ça ne les empêche pas pour autant d’être lucide sur les effets néfastes, notamment la trop grande dépendance des pays européens vis-à-vis des pays étrangers pour les matières premières, l’énergie et les produits vitaux. C’est là que l’Europe a un rôle à jouer : non pas en pratiquant des politiques protectionnistes à outrance, mais en identifiant les secteurs qui nécessitent davantage de protection, et donc de souveraineté.
Comment peut-elle faire ? En adaptant sa politique de concurrence par exemple, qui est très souvent dénoncée comme pas assez protectrice des intérêts européens ?
Oui la politique de concurrence de l’UE doit être adaptée. Et avec l’introduction des clauses miroir, de la réciprocité et de la conditionnalité des échanges, c’est en train de se faire, progressivement. Et là encore, il va falloir identifier les secteurs qui doivent, si ce n’est sortir, du moins ne pas dépendre exclusivement des règles de la concurrence de l’UE : comme l’industrie de défense, par exemple. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain comme on dit, et les Européens en ont bien conscience. Selon un sondage Eurobaromètre paru en juillet 2022, ils soutiennent la politique de concurrence, notamment parce qu’elle vise à donner un plus grand choix aux consommateurs (83 % sont d’accord pour dire que la concurrence y parvient) et à encourager l’innovation et la croissance économique (pour 82 %).
C’est donc un juste milieu, un nouvel équilibre qu’il faut trouver ?
Oui, s’il est nécessaire pour l’UE de gagner en souveraineté et en autonomie, les Européens attendent qu’elle le fasse en montrant l’exemple et en traçant sa propre voix, non pas celle du protectionnisme, mais celle de l’équilibre entre le niveau local et international, et à travers la transition environnementale, qui impose de nouveaux investissements et une réorientation de la politique de concurrence. La transition, c’est bien sur un enjeu humain, mais c’est aussi un véritable enjeu de concurrence économique. Et l’exigence de protection – à ne pas confondre avec protectionnisme – a toute sa place ici.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.