Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
La désinformation russe s’intensifie. On parle désormais non seulement de campagnes massives en ligne, mais aussi de recrutement d’Européens pour relayer ou amplifier ces messages. Comment comprendre cette nouvelle phase de l’influence russe ?
Nous sommes face à une guerre cognitive et morale. La Russie ne cherche plus seulement à tromper, mais à désorienter. Elle exploite toutes nos failles : les réseaux sociaux, les débats nationaux, les crises migratoires — tout ce qui peut diviser et affaiblir la cohésion de nos sociétés. L’objectif est simple : semer le doute, non seulement sur les faits, mais sur la valeur même de la démocratie. Et aujourd’hui, cette stratégie ne se limite plus à des messages anonymes venus de Moscou : elle passe aussi par des voix européennes, parfois séduites par une vision illibérale du monde.
Sommes-nous, en Europe, particulièrement vulnérables à ce type d’attaques ?
Oui, car nos forces sont aussi nos faiblesses. Nous sommes des sociétés ouvertes, pluralistes, transparentes — et ce sont précisément ces qualités que la Russie retourne contre nous. Mais il faut aussi dire que l’Europe n’avance pas à la même vitesse face à cette menace. Les pays baltes, nordiques et d’Europe centrale et orientale ont une conscience du danger qui est ancienne. Ils vivent sous la pression informationnelle russe depuis plus de quinze ans. Ils ont réagi vite, en bâtissant une véritable culture de la résilience. L’Estonie, par exemple, a tiré les leçons des cyberattaques de 2007 : elle a fait de l’éducation numérique et de la cybersécurité un projet national. La Finlande, elle, enseigne dès l’école primaire comment décoder une rumeur, reconnaître un montage, identifier une source fiable. Résultat : ces sociétés sont presque “immunisées”. En revanche, en Europe de l’Ouest, la prise de conscience a été beaucoup plus tardive. Pendant longtemps, on a pensé que la désinformation ne nous concernait pas vraiment, que c’était un problème “d’ailleurs”. Et il faut le dire : il y a eu une forme de naïveté, peut-être liée à notre confort démocratique. Mais la guerre en Ukraine et les crises récentes ont servi d’électrochoc. On comprend désormais que la résilience n’est pas une option : c’est un impératif démocratique.
L’Union européenne s’est pourtant dotée de nombreux outils — la Task Force StratCom, le Digital Services Act, des systèmes d’alerte… Est-ce suffisant face à la sophistication des attaques ?
L’Europe a énormément progressé. Elle a cartographié les réseaux, imposé des règles de transparence, mis en place des équipes de réponse rapide. Mais elle reste trop lente et trop fragmentée. Les procédures sont longues, les États hésitent à qualifier publiquement certains acteurs de “propagandistes”, et la coordination avec les plateformes reste insuffisante. On a donc les bons outils, mais il faut maintenant les utiliser plus vite, plus fort et plus ensemble. Parce que pendant que nous débattons, la désinformation, elle, se propage à la vitesse d’un tweet.
Et comment trouver l’équilibre entre la défense de la liberté d’expression et la lutte contre les manipulations ?
C’est la question philosophique la plus sensible — et sans doute la plus européenne. Nos démocraties sont fondées sur la liberté d’expression. Et c’est justement ce que les régimes autoritaires exploitent : ils utilisent notre ouverture pour nous attaquer de l’intérieur.
Mais la liberté n’a jamais signifié l’absence de responsabilité. Pour les penseurs des Lumières — Kant, Mill, Tocqueville — la liberté était toujours liée à la raison, à la vérité, à la moralité. La désinformation, au contraire, nie cette responsabilité : elle détruit le débat au lieu de l’enrichir. La réguler, ce n’est pas censurer — c’est préserver les conditions du débat démocratique. Et sur ce point, l’Europe innove : le Digital Services Act, par exemple, ne censure pas les opinions ; il impose la transparence — savoir qui parle, qui finance, comment les algorithmes amplifient. C’est une approche intelligente : éclairer sans interdire. La démocratie n’a pas besoin de murs, mais d’un système immunitaire solide. Comme en médecine, on ne met pas le patient sous cloche : on renforce ses défenses. Notre résilience collective passe par l’éducation, la culture du débat, la capacité à douter sans se diviser.
Alors, que révèle cette bataille contre la désinformation sur l’état de nos démocraties ?
Elle révèle avant tout une crise de confiance. Beaucoup d’Européens ne croient plus leurs institutions, ni leurs médias. Et quand la confiance disparaît, la manipulation prospère. Mais cette crise, paradoxalement, peut devenir une chance : celle de réinventer un récit démocratique fondé sur la lucidité, la transparence et la responsabilité. La meilleure réponse à la propagande, ce n’est pas la censure, c’est la confiance éclairée.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.