Michel Derdevet, président du think tank Confrontations Europe revient dans cette chronique hebdomadaire sur les dernières publications de son organisation, notamment de sa revue semestrielle. Énergie, numérique, finances, gouvernance européenne, géopolitique, social, les sujets d'analyse sont traités par des experts européens de tout le continent dont le travail est présenté par Michel Derdevet.
Le 3 septembre dernier, Confrontations Europe publiait un article de Pierre Beckouche, professeur de géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui affirme que « l’IA nous amène à une nouvelle géopolitique bipolaire ».
En plein essor, l’intelligence artificielle impressionne par ses capacités mais aussi par les enjeux stratégiques qu’elle incarne. Alors que toutes les puissances multiplient leurs investissements dans le secteur, les Etats-Unis et la Chine dominent la recherche et l’avancée mondiale dans l’IA, laissant planer la perspective d’une bipolarisation autour des deux maîtres de la technologie.
Cette révolution digitale remet-elle en cause les coopérations actuelles ?
Tout à fait. La course au digital pourrait effacer les logiques de coopérations internationales actuelles pour en réécrire d’autres. D’abord parce qu’on remarque que la globalisation est remise en cause par le retour aux productions nationales, l’irruption des BRICS, les conflits inter-régionaux ou même les risques sanitaires tels que la crise du Covid-19.
Ensuite, on remarque que la course au digital est soumise aux politiques des Etats concourants. Les Etats-Unis cherchent la siliconisation du monde, l’imposition de leurs microprocesseurs et la suppression des restrictions sur l’utilisation de leurs logiciels.
Les visions russes et chinoises prônent plutôt un contrôle étatique de la technologie, permettant de limiter l’influence états-unienne sur leurs territoires tout en imposant eux-mêmes un contrôle sur leurs populations et leurs oppositions internes.
L’Union Européenne, elle, est pénalisée par sa culture financière moins risquée, alors que son action porte principalement sur la protection des usagers, avec des politiques encadrant plus l’usage des données personnelles que l’innovation.
Où en est-on dans cette course technologique ?
A l’image de leur domination économique, ce sont aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine qui prennent les rênes de l’innovation digitale. Leur avancée est surtout permise par leurs fortes capacités d’investissement. Dans les dépenses en R&D des entreprises numériques, les Etats-Unis pèsent 62%, la Chine 15% avec une proportion croissante alors que les Européens se situent à moins de 10%. La Russie se situe derrière, et souffre de la fuite de ses cerveaux vers la Chine, alors que la guerre en Ukraine limite le déploiement civil de l’IA. L’Europe, elle, peine à établir une stratégie régionale réunissant au moins ses leaders en l’IA, et voit ses ingénieurs, pourtant plus nombreux en Europe qu’en Chine ou aux Etats-Unis, filer sur le sol américain.
Nous sommes forcés de constater leur avance déjà établie, notamment dans leur capacité de lier IA et satellites, permettant un traitement des données satellitaires révolutionnaire pour la future gestion de questions climatiques agricoles ou militaires.
Cet affrontement technologique bipolaire peut-il mener à des divergences stratégiques et conflictuelles ?
On peut imaginer un ordre mondial de nouveau divisé entre deux puissances. L’évolution de l’IA étant exponentielle, on voit aujourd’hui déjà un différentiel d’avancées clairement marqué. La compétition sino-américaine devrait aussi se porter sur l’efficience des programmes, laissant de côté les principes de régulation. On peut aussi penser que l’indépendance des processus de recherche chinois et américains conduisent à des systèmes intelligents différents, c’est-à-dire des intelligences marquées par des objectifs nationaux. La divergence des cultures politiques des puissances alimentera des leurs systèmes automatisés selon leur culture propre, impactant la société entière dans des domaines comme l’éducation.
La recherche dans l’intelligence artificielle est d’une importance majeure car elle dicte les stratégies et les alliances des années à venir. Or, au lieu d’inventer des systèmes intelligents interconnectés à l’échelle mondiale, l’IA risque de prolonger et d’accentuer les orientations politiques et culturelles nationales, voire régionales lorsqu’apparaîtra la nécessité de s’allier avec une puissance de l’IA.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.