Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Dans un peu plus d’une semaine les Européens seront appelés à voter. Aujourd’hui, dans votre chronique, vous mettez en avant un concept qui, pour vous, est essentiel, la solidarité. Pourquoi ?
La solidarité est une des valeurs cardinales de l’Union européenne. Elle figure même à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne et on se souvient qu’elle est au cœur du discours de Robert Schuman du 9 mai 1950 dans lequel il appelait de ses vœux le passage d’une interdépendance subie entre Européens, à une « solidarité de fait », c’est-à-dire choisie librement. Je pense que c’est une valeur qu’on a trop vite oubliée alors qu’elle est aujourd’hui encore essentielle pour comprendre tous les ressorts de la construction européenne, et surtout pour comprendre pourquoi on doit absolument préserver l’Union européenne et tout faire pour éviter sa dislocation.
Dans vos travaux, vous rappelez souvent que la solidarité a été dévoyée au fur et à mesure de la construction européenne. Pourquoi ?
Au départ, la solidarité c’était un principe. Très vite, c’est devenu une méthode de gouvernance. On lui a même donné un nom : la méthode Monnet. Elle s’appuie sur la croyance dans un engrenage des solidarités, de manière quasi mécanique. L’idée, c’était qu’en solidarisant 6 États européens autour de leur production de charbon et d’acier, cette première solidarité s’étendrait à d’autres domaines et à d’autres États. Et ça a marché ! La monnaie unique est un des exemples les plus frappants de cette solidarité élargie, même à des domaines historiquement régaliens comme la monnaie. Aujourd’hui, on parle même de l’étendre à la défense qui est pourtant un sujet régalien par excellence. Donc la méthode Monnet, elle a fait ses preuves.
Pourtant, vous dites qu’elle a aussi des limites ?
Oui. Et pour deux raisons. La première, c’est parce qu’on a cru que cette méthode était infaillible, et que la solidarité européenne, une fois enclenchée, était irréversible. Or, le Brexit nous a démontré l’inverse. Les États sont libres de choisir ou de renoncer à tout moment à la solidarité européenne. C’est cette liberté qui fait à la fois la plus grande force de la solidarité, et sa plus grande faiblesse aussi. Deuxième raison : les bâtisseurs de l’Union européenne ont commis une erreur fondamentale. Au fur et à mesure, la mécanique de la solidarité est devenue une fin en soi, alors qu’a là base c’était une méthode, donc un outil. Mais on a vite perdu de vue le « principe solidarité » pour se consacrer à la « méthode solidarité ». Au lieu de poursuivre les objectifs de paix, de liberté et de prospérité, l’Europe a inconsciemment poursuivi un autre objectif : celui de solidariser coûte que coûte les États européens, d’approfondir, d’intégrer et d’élargir toujours plus. Or, on a vu ces dernières années que c’était justement cet engrenage sans limites, et sans buts, qui était contesté par les peuples. Beaucoup d’Européens ne sont pas contre la construction européenne et son principe de solidarité qui lui est inhérent, au contraire, mais ils veulent conserver un contrôle sur le processus et surtout, ils veulent comprendre les finalités de cette solidarité : pourquoi devons-nous être solidaires les uns des autres ? Qu’est-ce que ça nous rapporte, et qu’est-ce que ça nous coûte ? À mon sens, c’est ça les questions qui devraient être posées aux candidats pendant les débats télévisés.
Vous posez la question des objectifs de la solidarité européenne, justement, quels peuvent-ils être aujourd’hui ?
Je pense qu’ils ne sont pas bien différents de ceux qui ont présidé à la création de la première Communauté en 1951. Paix, prospérité et liberté. Dans un monde où le nombre des démocraties ne cessent de décroitre, où les valeurs occidentales sont de plus en plus rejetées et où les grandes puissances font leur retour (avec tout ce que cela implique : course à l’armement, relance du nucléaire, remise en cause des instances internationales), ces trois finalités me paraissent plus que jamais d’actualité. L’Union européenne au moyen d’une solidarité renforcée et tournée vers des buts précis, collectivement admis, doit nous assurer la paix parce que la guerre en Ukraine montre bien qu’elle n’est pas gravée dans le marbre et que les ennemis des Européens montent en puissance ; elle doit nous assurer la prospérité, qui, elle non plus, n’est plus garantie tant l’Europe a pris du retard dans le développement de technologies de pointe, et tant elle est dépendante de pays tiers pour ses approvisionnements en ressources stratégiques et matières premières ; enfin, elle doit nous assurer la liberté qui se voit menacée par un ordre mondial de plus en plus dominé par des puissances autoritaires qui n’hésitent pas à déstabiliser nos vieilles démocraties, notamment en s’ingérant dans nos campagnes électorales. Lorsqu’on ira voter le 9 juin prochain, ce sont ces objectifs là qu’il faut avoir en tête. On ne les atteindra pas en se repliant sur nous-mêmes, mais au contraire, en renforçant la solidarité européenne et en valorisant enfin un principe de préférence communautaire.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.