La chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.
Maïwenn Roudaut, maîtresse
de conférences en études germaniques à Nantes Université et
spécialiste d’histoire des idées allemande, vous vous intéressez
à ce qui vient après la paix.
On retourne donc en 1945, après la
capitulation de l’Allemagne nazie.
Effectivement, on sait que les différentes conférences de paix qui se tiennent à partir de 1945 sont le lieu où les puissances victorieuses élaborent leur politique allemande, qui va consister notamment à dénazifier et démilitariser l’Allemagne.
Mais ce que l’on connaît moins, ce sont toutes les discussions autour du rapport entre la paix et la démocratie (ce qu’on a appelé « la rééducation du peuple allemand à la démocratie ») et le rôle qu’y ont joué les sciences sociales empiriques, notamment américaines.
Quels étaient les enjeux principaux de ces débats ?
Le point de départ est l’idée selon laquelle la démocratie n’est pas simplement un régime politique, mais aussi un mode de vie et qu’en tant que tel, elle implique des structures de pensée particulières. D’une certaine manière, il va s’agir de convertir les cœurs et les têtes de la population allemande à la démocratie.
Les débats, qui commencent dès le début des années 1940 aux États-Unis, se nourrissent des approches psychiatriques et psycho-sociales des sociétés de masse, en plein essor depuis les années 1930. En 1945, l’Allemagne est considérée comme malade de son militarisme.
Militarisme qu’il faut donc absolument éradiquer pour assurer une paix durable à l’Europe.
Exactement. Pour ce faire, on est convaincu qu’il faut avant tout être en mesure de bien sonder les mentalités existantes. C’est ce que feront les autorités américaines après 1945 en s’appuyant sur les nouveaux outils des études d’opinion, alors en pleine expansion, à savoir : sondages, statistiques et questionnaires.
Ce qui est extrêmement intéressant, c’est que les scientifiques américains ne sont pas seuls dans cette entreprise. Y contribuent aussi des intellectuels allemands pour beaucoup exilés aux États-Unis, et qui entendent faire valoir leur connaissance du terrain auprès des autorités américaines.
De qui s’agit-il ?
Dans mes travaux, j’étudie notamment l’implication des tenants de ce qu’on appelle « la Théorie critique » : des noms comme Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse.
Je crois que l’une des raisons pour lesquelles ce groupe m’a intéressée, c’est le fait qu’il ait décidé de retourner en Allemagne et de réimplanter le célèbre « Institut de Recherche Sociale » à Francfort en 1951. Ces chercheurs ont non seulement utilisé les méthodes américaines avec lesquelles ils s’étaient familiarisés pendant leur exil – l’approche psychiatrique, ou l’approche sociologique des études d’opinion – mais ils les ont utilisées pour aller plus loin et critiquer, pour ainsi dire de l’intérieur, la politique de rééducation.
Et sur quoi a porté leur critique ?
En fait, pour eux, les études d’opinion américaines, en cherchant à quantifier l’antisémitisme des Allemands et à déterminer leur degré d’implication dans la politique nazie, sont passées à côté de ce qui fait la nature même du préjugé antisémite et de la personnalité autoritaire. Les études qu’ils ont diligentées montrent au contraire comment fonctionne le mécanisme autoritaire au sein du groupe social, la pression de conformisme que peut jouer le collectif sur l’individu, par le langage notamment, et elles montrent, enfin, la faiblesse des individus des sociétés modernes, qui paradoxalement se traduit par un excès d’autoritarisme et un réflexe de racisme.
Impressionnant. Pouvons-nous aujourd’hui tirer des leçons de cette histoire ?
Oui, tout à fait. Je crois que nos discussions contemporaines éclipsent justement que la démocratie n’est pas seulement un régime institutionnel ou un mode de vie, mais qu’elle implique aussi le psychisme des individus qui composent les sociétés.
Ensuite, pour les penseurs de « l’École de Francfort », la démocratie se définit par un combat constant contre la non-démocratie, un danger inhérent aux sociétés modernes. Se battre pour la démocratie c’est donc se battre contre les idéologies, en particulier celles qui se font passer pour démocratiques mais sapent en réalité les fondements même de la démocratie, parce qu’elles refusent de voir en face « la dureté de ce qui est », comme le dit Adorno, c’est-à-dire les contradictions qui traversent notre passé comme notre présent. Ce sont là, à mon sens, des éléments susceptibles de nous donner à réfléchir aujourd’hui encore.
Merci beaucoup, Maïwenn Roudaut, pour ce regard derrière les coulisses du travail des juristes. Je rappelle que vous êtes Maîtresse de conférences en études germaniques à Nantes Université.