L'Europe, le monde, la paix

Il y a cent ans, « Pan-Europa »

©British Library sur Unsplash Il y a cent ans, « Pan-Europa »
©British Library sur Unsplash

Toutes les semaines, la chronique « L’Europe, le monde, la paix » donne la voix sur euradio à l’un des membres du collectif de chercheurs réunis dans UNIPAIX, le Centre d’Excellence Jean Monnet basé à Nantes Université.

Bonjour, Albrecht Sonntag ! Vous êtes à l’antenne, pour évoquer un best-seller paru en 1923. Et son auteur.

Oui, 1923, ce n’est pas seulement, comme l’a rappelé Stanislas Jeannesson il y a quelques semaines dans cette chronique, la fin du cycle des traités de paix qui ont suivi la Première Guerre mondiale, c’est aussi la publication d’un best-seller international du nom de « Pan-Europa », avec, en simultané, le lancement d’une revue mensuelle rapidement influente du même nom, et la création d’un mouvement de lobbying politique appelé « Union paneuropéenne ». Trois ans plus tard, le premier Congrès du mouvement – désormais « Union paneuropéenne internationale » – à Vienne réunit plus de 2000 délégués de très haut niveau, en provenance de 24 pays différents. Franchement, c’est impressionnant.

Et derrière tout cela, un seul homme dont le nom n’est plus très connu du grand public.

Richard Coudenhove-Kalergi – ou, RCK, comme l’appelle presque tendrement son biographe érudit Martyn Boyd que j’ai eu le plaisir de rencontrer cette année – était un genre d’entrepreneur-activiste politique dont le caractère flamboyant et la vie mouvementée dépassent largement ce qu’oseraient écrire les scénaristes d’une série sur Netflix.

Aristocrate politisé par la Grande Guerre, idéaliste Wilsonien désillusionné, multilingue et networker infatigable, Richard Coudenhove-Kalergi a adopté une vision très géopolitique du rôle de l’Europe (sans le Royaume-Uni, bien sûr) dans l’ordre mondial. « Nous devons penser à l’échelle des continents, pas des nations », écrivait-il dans son manifeste. C’est une approche qui, cent ans plus tard, se retrouve dans nombre de réflexions sur la fameuse « autonomie stratégique » de l’Union désormais existante dans un monde en pleine fragmentation. Développer une Europe-puissance, offrir une vraie alternative entre le Communisme et le Fascisme naissant, c’était pour lui la meilleure manière d’assurer la paix au sein même du continent. S’il fallait pour cela mener des guerres coloniales ou autres en dehors, c’était le prix à payer.

Cela nous paraîtrait un peu cavalier aujourd’hui, comme attitude.

C’est parce que j’ai utilisé l’adjectif « colonial » que cela fait obsolète, voire immoral. Mais si les Européens soutiennent massivement l’effort de guerre ukrainien aujourd’hui, c’est bien pour préserver la paix et les acquis de la démocratie à l’intérieur de l’Union.

L’influence de la pensée de cet homme se reflète dans un autre livre, paru en 1925 : le « Mein Kampf » qu’Adolf Hitler avait rédigé en prison après son putsch raté de novembre 1923. Il y a, dans cet ouvrage, de nombreuses références à Richard Coudenhove-Kalergi, toutes négatives, bien sûr, tant ses idées étaient à l’antipode des concepts de nationalisme ethnique et de la pureté du « peuple » qui obsédait le Führer. Martyn Boyd a retenu son insulte préférée pour le titre de son ouvrage – « bâtard cosmopolite ».

Comment expliquez-vous que son nom soit relativement peu connu aujourd’hui ?

Sans doute parce que l’essor du fascisme et du nazisme l’ont empêché de mettre ses idées en œuvre. Mais aussi parce sa méthode, me semble-t-il, n’était pas la bonne. Au sein de son rêve paneuropéen et cosmopolite, il y avait certes toute une série de mesures de standardisation et d’harmonisation dont la Commission d’aujourd’hui n’aurait pas à rougir – des services postaux jusqu’aux pancartes de trafic routier – mais il était peu intéressé par le pari de créer des institutions supranationales. Ce qu’il avait en tête était un genre de confédération sous l’égide des leaders des grandes nations.

Jean Monnet, qui, à quelques années près, avait le même âge, et une capacité similaire de réseautage et de persuasion, se penchait, lui, sur les détails pénibles de la mécanique institutionnelle. Et il a fait preuve d’un timing impeccable, en présentant, à l’aide de Robert Schuman, son idée supranationale et sa méthode des petits pas au meilleur moment possible.

Dans ses mémoires, soit dit en passant, Richard Coudenhove-Kalergi, encore vivant au moment de leur publication, n’était pas mentionné une seule fois.

Parfois, les gagnants de l’histoire sont un peu trop durs avec les perdants, quels que soient leurs mérites.

Merci, Albrecht Sonntag, de ce petit retour en 1923. Je rappelle que vous êtes Professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.