Chaque semaine, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd’hui, vous vous montrez exaspéré par une récidive regrettable et des euphémismes dangereux.
Oui, la récidive est celle d’une nouvelle pétition en ligne adressée au gouvernement allemand – 700 000 signatures, mine de rien – suivie, samedi dernier à Berlin, d’une manifestation non-négligeable contre la livraison d’armes à l’Ukraine. Les deux ont été initiées et organisées par le duo composé d’Alice Schwarzer, figure historique du féminisme allemand, et Sahra Wagenknecht, égérie controversée de l’extrême gauche allemande, ancienne militante du parti unique d’Allemagne de l’Est.
Et vous parlez de « récidive », parce qu’il y a près d’un an, Alice Schwarzer avait déjà été à l’origine d’une lettre ouverte qui mettait en cause l’auto-défense de l’Ukraine. Vous en parliez sur notre antenne, je m’en souviens.
Oui, cet édito de mai 2022 était intitulé « l’aveuglement », titre que j’aurais pu reprendre aujourd’hui.
Pour éviter tout malentendu : il est bien sûr parfaitement légitime d’adopter un pacifisme absolu, opposé par principe à tout soutien militaire à l’Ukraine, sous prétexte que cela ne ferait que prolonger la guerre, et que celle-ci est, de toute évidence, source de souffrances humaines.
Ce n’est pas ma position, et ce n’est pas, à l’heure actuelle, la position de la majorité des Allemand·es et des Européen·nes, mais c’est une position qui se défend.
Ce qui m’interpelle, ce sont surtout les euphémismes insidieusement utilisés pour la justifier.
Qu’appelez-vous « euphémisme » dans ce contexte ?
Des mots qui sonnent justes, mais qui induisent intentionnellement en erreur, notamment en occultant le contexte. Je vous donne quelques exemples.
Cela commence par le titre : « Manifeste pour la paix ». Cela a l’air clair comme l’eau de roche, et pourtant, c’est fallacieux, car cette formule a deux implications subliminales.
D’une part, elle sous-entend que toute personne acceptant que le soutien militaire à l’Ukraine est malheureusement inévitable et représente un moindre mal, est forcément « contre la paix ». Et être « contre la paix » est d’office une attitude immorale.
D’autre part, elle contourne habilement la question pourtant centrale de tout ce dilemme, à savoir « de quelle paix parlons-nous ? » Simplement l’absence de combats ? Comme dans la France occupée de 1940 ? Ou une paix fondée sur des libertés civiques et le droit à l’auto-détermination des peuples ?
Je présume que la demande de « négociations de paix », de préférence « immédiates », ne trouve pas non plus grâce à vous yeux ?
Vous présumez bien. Les signataires de cette pétition soutiennent que de telles négociations auront des résultats si, je cite « les deux côtés se montrent prêts à formuler des compromis ». Avec l’objectif explicite de permettre aux deux « de sauver la face ».
Là aussi, ça fait bien réfléchi, adulte, raisonnable. Depuis tout petit, nous apprenons que la vie démocratique nécessite une capacité de faire des compromis, des concessions, des arrangements.
Mais il est perfide de sortir cette expression du contexte de la résolution de conflits dans un cadre démocratique pour la transposer sur la situation en Ukraine. On suggère en quelque sorte qu’il y aurait là deux parties qui ont des revendications l’une envers l’autre et seraient bien avisées de couper la poire en deux. En occultant de manière presque sournoise qu’on est face à un seul agresseur unilatéral et une victime d’agression qui n’avait rien demandé.
Mais que répondez-vous à l’argument que la priorité est d’arrêter à tout prix l’hécatombe actuelle, parmi les soldats et les civils ?
Bien sûr, il est difficile de cautionner la poursuite d’un conflit militaire qui fait autant de victimes. Mais sur ce point aussi, Alice Schwarzer et Sahra Wagenknecht abusent de l’euphémisme. Elles dénoncent, je cite, que « la mort fait rage en Ukraine » et que les Ukrainien·nes « tombent par centaines tous les jours ». Mais aucun mot sur la cause de ces morts - on dirait qu’il s’agit d’une épidémie mystérieuse !
Et à aucun moment, ni dans leur pétition ni dans leurs discours de manifestation, elles ne mentionnent ce que veulent les Ukrainien·nes. Pour quoi faire aussi ? Les bon·nes pacifistes allemand·es savent mieux ce qui est bien pour vous. Ils vous expliqueront patiemment qu’il suffit de simplement abandonner quelques territoires pour mettre fin à une résistance inutile de toute façon. Vous n’aurez plus de morts, et nous n’aurons plus mauvaise conscience.
On l’entend maintenant, votre exaspération.
Oui, cela m’exaspère : si les Alliés de la Seconde guerre mondiale avaient engagé des négociations de paix permettant « aux deux côtés de sauver la face », je n’aurais pas grandi dans un État de droit et une société respectueuse des libertés, il y a des chances que ne serais pas sur votre antenne aujourd’hui.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.