Tous les mois, Théo Heurtel donne un coup de projecteur sur des idées innovantes présentes dans « l’espace public européen ». L’objectif de cette chronique ? Décrypter et synthétiser des projets issus de la société civile ou du monde académique dans la perspective des élections européennes.
Depuis le plan de relance de l’UE, financé par un emprunt de la commission, les propositions de taxes européennes qui pourraient servir à financer la transition écologique se multiplient [1][2]. Théo, pourquoi l’UE devrait prendre en charge le financement de la transition écologique ?
Alors, j’ai fait un tour dans la littérature des sciences économiques et politiques, et j’ai trouvé 4 arguments qui justifient des taxes européennes visant à financer la transition écologique.
-Le premier argument c’est la contrainte budgétaire et les règles européennes. En particulier les règles de Maastricht qui empêchent les Etats d’investir massivement dans la transition vers une économie neutre en carbone [3].
Les règles de Maastricht, pouvez vous nous rappeler ce que c’est ?
Oui, il s’agit des fameux critères de convergence économique établis lors du traité de Maastricht, ces règles, obligent les Etats membres à avoir une dette publique qui ne représente pas plus de 60% de leurs PIB. Or, la moyenne des dettes publiques des 20 pays de la zone euro représente environ 91,2% du PIB de la zone, avec des ratios qui montent jusqu’à 170% pour la Grèce. De fait, si les Etats finançaient par l’emprunt les investissements de la transition écologique, certains Etats risqueraient de voir leur dette devenir insoutenable. Au mieux ils s’exposeraient à une procédure de déficit excessif par la commission européenne, au pire à une crise de la dette souveraine.
-Deuxième argument, l’objectif de neutralité carbone en 2050 de l’UE est commun à tous les Etats membres. Mais, le coût sera plus élevé pour les pays les moins développés de l’Union car ils sont aussi les plus polluants. De fait, si l’UE ne prend pas en charge le coût social de leur transition écologique, ces pays risquent de rejeter le green deal.
De quels pays parlons-nous exactement ?
Des pays comme la Pologne, la République tchèque, ou la Bulgarie qui sont bien plus dépendants aux énergies fossiles que le reste de l’UE, si l’on rapporte leurs émissions à leurs populations.
- 3ème argument, qui est développé dans un article du chercheur en économie politique Christakis Georgiou [4], l’environnement et en particulier un climat stable est ce que l’on appelle en économie un bien public mondial. Or, les biens publics mondiaux doivent être gérés au niveau politique le plus élevé. Et le niveau le plus élevé actuellement c’est l’UE. Il y a selon lui trois théories issues des sciences économiques et politiques qui justifient la prise en charge du financement de la transition écologique par l’UE. La théorie du fédéralisme fiscal, de l’action collective et la théorie des jeux (en particulier le dilemme du prisonnier).
Que disent ces théories ?
Sans rentrer dans les détails, ce que nous dit la science économique, c’est qu'en l’absence de communication, de confiance et de mécanismes de sanctions collectives entre les acteurs responsables du bien public mondial, il n’y aura pas de coopération entre ces derniers. Or l’absence de coopération entraînera la destruction de la ressource commune, en l’occurrence le climat va se réchauffer. Pour le dire encore plus simplement, la compétition économique et fiscale entre les Etats entraîne une inaction climatique.
D’accord, mais qu’est-ce que cela changerait si c’était l’UE ?
Ceci ne marche pas quand c’est l’Union européenne, car elle dispose d’une puissance de taxation supérieure à ses Etats membres. D’abord parce que la concurrence économique et fiscale se joue surtout entre les Etats membres de l’UE eux-mêmes. Or, l’UE est au-dessus de cette concurrence. Et quand bien même il y aurait une concurrence mondiale, l’UE dispose d’une masse critique suffisante pour lutter contre l’évasion fiscale notamment grâce à son union douanière. On peut donc dire que des taxes et réglementations européennes diminuent le risque de dumping fiscal et environnemental en éliminant le phénomène de « passager·ères clandestin·es ».
Les pays européens se caractérisent déjà par des modèles de taxation élevés, est-ce que les citoyen·nes seraient prêts à accepter de nouvelles taxes européennes en plus des taxes nationales ?
-La réponse est oui, à condition que ces taxes restaurent de la justice fiscale, c’est là le 4ème argument. Selon une étude du chercheur en politiques européennes Miguel Maduro [5], portant sur 11 000 personnes issues de 11 États membres de l’UE, les citoyen·nes européen·nes seraient favorables à de telles taxes, si elles permettent de restaurer de la progressivité dans l’impôt.
En effet, du fait de la concurrence fiscale notamment intra européenne, l’échelle nationale tend à taxer les bases imposables les moins mobiles, le travail peu qualifié, la consommation à travers la TVA et l’essence, ce qui impacte les ménages les plus vulnérables de la société et empêchent la réduction des inégalités. Et c’est justement ce qui a provoqué la colère des gilets jaunes en France qui se sont mobilisés contre l’augmentation d’une taxe verte qui aurait impacté le prix du carburant. Or, l’UE est en mesure de taxer les bases imposables les plus mobiles, comme les capitaux et les profits des entreprises et ainsi rétablir de la justice fiscale.
Pourquoi la progressivité de l’impôt est si importante lorsque l’on parle du financement de la transition écologique ?
D’abord parce que la fiscalité du carbone nécessaire à l’abandon des énergies fossiles aura des effets régressifs, c’est-à-dire qu’elle impactera plus fortement les individus aux revenus les plus faibles. Il faudra donc qu’il y ait d’autres impôts progressifs en parallèle dont les recettes serviront soit à diminuer la charge fiscale des plus modestes soit à compenser les pertes pour cette partie de la population. La progressivité de l’impôt va permettre d’éviter un rejet de la transition écologique par les populations les plus vulnérables au sein de l’Union européenne.
Ensuite parce que les ménages et individus les plus riches polluent plus que les ménages et individus les plus modestes. Selon les chiffres d’Oxfam [6], à l’échelle planétaire, les 1% les plus riches ont pollué en 2019 autant que les 66% les plus pauvres.
Bibliographie :
[1] « Tax The Rich », European citizens initiative. https://www.tax-the-rich.eu
[2] Cagé, Julia, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, Isabelle Ferreras, Stéphanie Hennette, Paul Magnette, Dominique Méda, et al. Social Europe, « For a Just and Democratic Climate Transition », 6 avril 2023. https://www.socialeurope.eu/for-a-just-and-democratic-climate-transition
[3] Zsolt Darvas , Bruegel, The Brussels-based economic think tank. « A European Climate Fund or a Green Golden Rule : Not as Different as They Seem », 3 février 2022. https://www.bruegel.org/blog-post/european-climate-fund-or-green-golden-rule-not-different-they-seem
[4] Christakis Georgiou, Journal of European Integration. « Federal fiscal capacity and the challenge of the green transition in the EU », 18 avril 2023. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/07036337.2023.2201699
[5] Poiares Pessoa Maduro Luis Miguel, et Tomasz P. Woźniakowski, European University Institute, « Why Fiscal Justice Should Be Reinstalled through European Taxes That the Citizens Will Support», 2020. https://doi.org/10.2870/40484
[6] Oxfam International, « Climate Equality : A planet for the 99%», 20 Novembre 2023 . https://www.oxfam.org/en/research/climate-equality-planet-99