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Une assemblée européenne permanente de citoyen·nes tiré·es au sort

@European Parliament / Flickr Une assemblée européenne permanente de citoyen·nes tiré·es au sort
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Tous les mois, Théo Heurtel donne un coup de projecteur sur des idées innovantes présentes dans « l’espace public européen ». L’objectif de cette chronique ? Décrypter et synthétiser des projets issus de la société civile ou du monde académique dans la perspective des élections européennes.

Depuis la clôture de la conférence sur l’avenir de l’Union européenne, des voix s’élèvent pour demander l’institutionnalisation d’une assemblée européenne de citoyen·nes tiré·es au sort. Ces appels visant à créer un tel mécanisme émanent des citoyen·nes de la conférence eux-mêmes[1], de la société civile[2] ou encore du monde académique[3][4]. Mais Théo, pourquoi un avis citoyen est cruciale pour permettre un meilleur fonctionnement de l’Union Européenne ?

Eh bien d’abord intégrer l’avis des citoyen·nes européen·nes permettrait de réduire le déficit de légitimité de l’UE. Car, l’avis des citoyen·nes a souvent été mis à l’écart dans la construction européenne et de ses politiques [5]. De plus, un avis citoyen européanisé et informé permettrait à l’UE d’avancer sur de nombreux sujets sur lesquels elle est bloquée. Un blocage qui a pour origine soit des intérêts nationaux divergents soitune opinion publique polarisée[6]. Que l’on pense à des sujets comme les migrations, le climat ou la fiscalité [7].

Pour ses partisan·nes, une assemblée citoyenne européenne permettrait de répondre en partie à la crise de la démocratie représentative à laquelle l’UE n’échappe pas, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

La crise de la démocratie représentative repose en partie sur un sentiment de déconnexion des institutions politiques et des élites avec les peuples. Et il est vrai que lorsque l’on regarde la composition du parlement européen, celui-ci est encore loin de représenter les peuples européens  dans toutes leurs diversités sociologiques.  Si l’on regarde les statistiques,les femmes[8],les ouvrier·ères, les agriculteur·ices [9] etles personnes de couleurs[10]  y sont structurellement sous représenté·es. Or, une assemblée citoyenne vise à recréer via le tirage au sort un échantillon représentatif des peuples [11] et ainsi intégrer l’avis des groupes sociaux qui sont en temps normal exclus par le principe de l’élection.

De plus, le tirage au sort en réduisant la distance entre les gouvernant.e.s et les gouverné·es permettrait de sortir de l’opposition entre élites et peuples sur laquelle surfent la vague des populistes qui se répand en Europe. Le tirage au sort repose en effet sur le principe de la rotation dans lequel chacun et chacune peut être un temps gouverné·e et un temps gouvernant·e. 

Selon ses défenseur·euses le tirage au sort est le moyen de réconcilier démocratie et enjeux de long terme, pouvez vous nous en dire plus à ce sujet ?

De nombreuses critiques, qui émanent notamment des milieux écologistes, reprochent à la démocratie représentative de privilégier la satisfaction à court terme de l’opinion publique [12] en vue des cycles électoraux. Les représentant·es penseraient donc davantage à leur réélection plutôt qu’aux prochaines générations. Or,le caractère non renouvelable du tirage au sort[13] et l’influence des expert·es qui caractérisent les assemblées citoyennes, les rendraient plus aptes à gérer des enjeux de long terme comme le climat et les migrations.

D’accord mais à quoi ressemblerait concrètement une assemblée citoyenne européenne ?

Il existe plusieurs modèles d’assemblées citoyennes européennes. Mais, si l’on prend en compte le modèle présenté par le professeur de droit européen Alberto Alemanno  dans le cadred’une étude pour le parlement européen [14] et d’un rapport en collaboration avec lafondation Bertelsmann Stiftung [15] voici ce que cela donnerait. L’assemblée citoyenne serait composée d’une chambre des citoyen·nes dont les membres seraient tiré·es au sort pour une durée de 2 ans et dont le rôle serait de sélectionner chaque année 1 à 2 sujets à traiter [16]. A cela s’ajouteraient une à deux assemblées citoyennes annuelles[17] chargées de délibérer sur les thèmes choisis par la chambre des citoyen·nes. Les assemblées citoyennes annuelles adopteraient à la fin de leur mandat et ce avec une supermajorité de 75% des membres un rapport de recommandations. Rapport qui sera ensuite transmis aux institutions européennes qui seront dans l’obligation d'en intégrer les propositions [18] ou d'en justifier le rejet.

Comment les citoyen·nes  se doteront des connaissances nécessaires pour formuler leurs recommandations et dans quelle langue travailleront-ils ?

Les citoyen·nes auront le droit de convoquer tous les expert·es nécessaires pour délibérer de manière informé sur le sujet, que ce soit des cheurcheur·euses ou des parties prenantes au problème traité.  Ils seront aidés en ce sens par un secrétariat organisé par la commission européenne qui sera notamment composée d'interprètes ce qui permettra aux citoyen·nes de s’exprimer dans leur langue maternelle.

 Est-ce que le tirage au sort va remplacer la démocratie représentative, avec les député·es élu·es du Parlement européen et les gouvernant·es nationaux·ales du conseil de l’UE ?

Alors il ne s’agit pas de substituer mais de compléter la démocratie représentative qui repose sur le principe de l’élection. La chercheuse en science politique Kalypso Nicolaïdis qui travaille sur ces questions, parle de démocratie holistique[19]. Pour elle, il ne s’agit pas d’opposer mais de compléter les différentes pratiques démocratiques qu’elles soient électorales, participatives, délibératives ou directe afin que toutes les visions présentes dans les sociétés européennes soient intégrer dans la politique.

Bibliographie et notes de bas de page :

 https://kalypsonicolaidis.com/future-of-europe/

 https://www.youtube.com/watch?v=juk23Pu93co&t=5312s&ab_channel=STGSeries

[1] Secrétariat général du Conseil (Conseil de l’Union européenne). Conférence sur l’avenir de l’Europe: proposition numéro 36.7 du rapport sur les résultats finaux : mai 2022 : Office des publications de l’Union européenne. https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/06619e05-eaee-11ed-a05c-01aa75ed71a1/language-fr

[2]Voir le manifeste de l’organisation citoyenne « Citizens take over Europe (CTOE) : « Building a Permanent European Citizens Assembly Together », 13 septembre 2023. https://citizenstakeover.eu/blog/building-a-permanent-european-citizens-assembly-together/.

[3] Etude  menée par le juriste spécialisé en droit européen Alberto Alemanno pour la commission des affaires constitutionnelles (AFCO) du parlement européen : « Towards a Permanent Citizens’ Participatory Mechanism in the EU | Think Tank | European Parliament ». https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/IPOL_STU(2022)735927.

[4] La campagne une "Odyssée démocratique" dirigée par l'institut universitaire européen de Florence. European University Institute. « Democratic Odyssey ». https://democraticodyssey.eui.eu/home.

[5] Ceci s’explique en partie par la construction européenne élitiste d’après guerre (ce que la science politique nomme le « consensus permissif », c’est-à-dire une période qui va jusqu’aux années 1990, durant laquelle les élites européanisées pouvaient avancer dans la construction européenne sans l’avis des citoyen.ne.s car leurs soutient semblaient implicite) et la complexité du fonctionnement de l’Union européenne aujourd’hui. Cela tient aussi à la faiblesse de l’espace public européen, ainsi qu’aux  différences culturelles et linguistiques entre citoyen.ne.s européen.ne.s qui ont empêché la formation d’ « actions collectives européennes ». Il y a rarement eu de mouvements sociaux ou de manifestations d’envergures pan-européennes susceptibles d’influencer les institutions Bruxelloises. A cela s'ajoutent également des mécanismes de participation citoyenne aux bilans extrêmement mitigés que l’on pense notamment à l’Initiative citoyenne européenne.)

[6] Renwick, A., S. Allan, W. Jennings, R. McKee, M. Russell, et G. Smith. « A Considered Public Voice on Brexit: The Report of the Citizens’ Assembly on Brexit ». Project report. London: The Constitution Unit, University College London, décembre 2017. http://citizensassembly.co.uk/wp-content/uploads/2017/12/Citizens-Assembly-on-Brexit-Report.pdf. Cette étude  suggère que les assemblées citoyennes pourraient réduire ce que la science politique appelle la « polarisation affective ».  Un phénomène qui s’est accru ces dernières années notamment du fait des réseaux sociaux et qui se caractérise par la détestation de celles et ceux qui ne pensent pas comme nous en termes de positionnements idéologiques. L’étude précédemment citée, suggère que les « mini publics » des assemblées citoyennes tendent à sortir les personnes de leurs bulles polarisées lorsqu’elles sont confrontées aux faits et à des points de vus et des expériences différentes. Cela les amènent à adopter des positions plus nuancées ce qui est favorable au compromis.

[7]  European Alternatives. « Manifesto for a European Citizens’ Assembly », 9 mars 2021. https://euroalter.com/manifesto-for-a-european-citizens-assembly/.

[8]  « MEPs Gender Balance | 2019 Election Results | 2019 European Election Results | European Parliament ». https://europarl.europa.eu/election-results-2019/en/mep-gender-balance/2019-2024/.

 [9] Beauvallet, Willy, Victor Lepaux, et Sébastien Michon. « Qui sont les eurodéputés ? » EuTalk: Études européennes : La revue permanente des professionnels de l’Europe], 23 novembre 2012, p.1.

 [10] Georgina. « ENAR’s Election Analysis - Ethnic Minorities in the New European Parliament 2019-2025 ». European Network Against Racism (blog), 4 juin 2019. https://www.enar-eu.org/enar-s-election-analysis-ethnic-minorities-in-the-new-european-parliament-2019/.

[11] Echantillon représentatif en terme de nationalité, d’âge, de sexe, d’origine socio-économiques, d’origine géographique (urbain.e.s ou ruraux), d’origines ethniques, personnes valides ou en situation de handicap…

[12] Une opinion publique qui est souvent médiatiquement construite. Voir, Pierre Bourdieu, « L'opinion publique n'existe pas », Les temps modernes, n°318, janvier 1973.

[13]  Extinction Rebellion UK. « Citizens’ Assembly ». https://extinctionrebellion.uk/decide-together/citizens-assembly/.

 [14] « Towards a Permanent Citizens’ Participatory Mechanism in the EU | Think Tank | European Parliament ». https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/IPOL_STU(2022)735927.

[15] Bertelsmann-stiftung, « Next Level Citizen Participation in the EU », 24/06/2022. https://www.bertelsmann-stiftung.de/en/publications/publication/did/next-level-citizen-participation-in-the-eu-all

[16] Les 54 citoyen.ne.s de la chambre  sélectionneraient chaque année  1 à 2 sujets à traiter parmi une liste. Cette liste résulterait des sujets transmis par les institutions européennes (Commission européenne, conseil de l’UE ou parlement européen), par les citoyen.ne.s européen.ne.s via l’Initiative citoyenne européenne, ou par un appel à propositions qui aurait lieu tous les ans et qui permettrait à la société civile, les partis politiques ou toutes personnes résidents dans l’UE de soumettre un projet aux citoyen.n.e.s de la chambre. Les sujets à traiter seraient larges (« affaires constitutionnelles », climat, fiscalité, affaires extérieures…) et pourraient concerner des sujets qui ne relèvent pas (encore) des compétences de l’UE.  Les sujets pourraient intervenir à tout moment du cycle d’une politique publique européenne, à savoir : la mise à l’ordre du jour d’un problème, sa formulation, la prise de décision, sa mise en œuvre et son évaluation.

[17] Chacune de ces assemblées serait composée par un maximum de 204 citoyen.ne.s tiré.e.s au sort.

[18] La chambre des citoyen.ne.s aura pour mission de contrôler la bonne exécution des recommandations transmises aux institutions européennes (ou à défaut la justification de leur rejet) une fois que l’assemblée citoyenne sera dissoute. De plus, le rapport des recommandations sera remis avant le mois de septembre. Ceci de manière à ce qu’il soit prêt pour que le ou la président.e de la commission européenne le présente lors de son discours sur l’état de l’Union européenne devant les eurodéputé.e.s. Le discours sur l’état de l’Union étant médiatisé cela permettra aux citoyen.ne.s européen.ne.s de prendre connaissance des travaux de l’assemblée citoyenne européenne et obligera de fait, les institutions européennes à prendre en compte ses recommandations.

[19] Interview de Kalypso Nicolaidis. Feurté, Yann. « What If a Citizens’ Assembly Became a Fully-Fledged Body in the European Political Process? » Missions Publiques (blog), 25 septembre 2023. https://missionspubliques.org/what-if-a-citizens-assembly-became-a-fully-fledged-body-in-the-european-political-process/?lang=en.