Par les mots qui courent…

Un point crucial ?

Un point crucial ?

Une fois par mois, Alexandra Fresse-Eliazord décrypte les mots de l’actualité pour nous faire prendre un peu de recul sur le vocabulaire employé par les personnes publiques, les responsables politiques, les journalistes ou les entrepreneur.es.

Cela fait plusieurs mois que j’observe la montée en puissance d’un adjectif, crucial.

Et lequel ?

Eh bien justement, cet adjectif-là : crucial. Que l’on n’emploie surtout au singulier, d’ailleurs, peut-être parce que « cruciaux », c’est moins beau, ou que comme pour l’histoire du chacal, on hésite sur le pluriel.

Alors il est employé dans de nombreux contextes, par les journalistes par exemple, pour parler d’un « élément crucial de l’enquête », et beaucoup sur les réseaux sociaux professionnels : « l’école, un investissement crucial pour l’avenir », « les limites de l’IA, un sujet crucial » ou « les deux semaines à venir vont être cruciales » à l’Assemblée nationale…

Donc beaucoup sur le web ou les applications ?

Oui, et là où l’on peut se dire que le mot s’impose, c’est que quand on demande une réponse longue à l’IA générative, d’une page ou plus – je vous rassure, cette chronique est écrite sans IA, mais comme beaucoup de monde, je teste l’outil -, eh bien très régulièrement, ce mot « crucial » apparait dans les réponses. Et comme l’IA n’invente rien mais puise dans l’immense corpus de tout ce qui se trouve sur Internet, c’est un signe s’il en est, que le mot est pour le moins très répandu. 

Et pourquoi donc est-ce un problème ?

C’est juste que le mot s’impose au détriment de tous ses synonymes : fondamental, essentiel, déterminant, « à enjeu »… Le mot « crucial » claque bien, et peut-être que l’on préfère dire les choses en deux syllabes plutôt qu’en trois, mais il a un sens premier qui n’est pas anodin. Crucial, au départ, cela signifie « en forme de croix ».

Au niveau architectural, par exemple ?

Oui, c’est encore le cas au 19e siècle, mais c’est désormais rare. Il y a des mots comme ça, qui glissent de sens… Si je vous dis aujourd’hui : « que diable allait-il faire dans cette galère ? » on peut se dire que je parle de quelqu’un qui s’est mis en grande difficulté, alors que cette réplique dans la bouche de Géronte, dans les Fourberies de Scapin, fait référence à son fils, qu’il pense avoir été enlevé, dans une galère, qui est un bateau, qu’il serait allé visiter, ce mettant, au sens contemporain cette fois, dans une vraie galère. C’est ainsi que les deux sens coexistent dès 1671 chez Molière.

Pour le mot crucial, j’ai trouvé une illustration de ce tournant de sens à propos d’un de ses collègue, Jean Racine : en 1699, on tente de le sauver d’un abcès au niveau du foie, en lui faisant une « incision cruciale au côté droit », donc en forme de croix, mais qui était aussi « cruciale » au sens contemporain, puisqu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. 

Cette forme de croix reste aujourd’hui dans le sens du mot : une expérience cruciale est une expérience décisive, la connotation étant bien que deux segments de vie se croisent, et que cette expérience nous fait quitter en ce point une direction pour une autre. Ou en tout cas que c’est possible, ça ne marche pas toujours et Racine, malgré son incision cruciale, il est mort.

Un point de passage, un point crucial, donc ?

Alors, disons que j’ai beaucoup de mal avec l’expression « point crucial » (que l’on peut retrouver dans les titres des journaux) : il y a un côté « aberration géométrique » : soit c’est un point, soit c’est une croix ! Même si, je vous l’accorde, pour tracer un cercle, on fait souvent une croix pour marquer le point du centre.

Notez en tout cas que si tout est crucial, cela veut dire qu’à chaque fois que l’on pose cette idée, nous envisageons la réalité comme binaire, avec une bifurcation à prendre, c’est presque « y-grec-al » mais ça ne se dit pas, il n’y a qu’une alternative au chemin que nous suivons. Et souvent dans le sous-texte : une question de vie ou de mort… Il y a du pathos dans l’emploi de ce terme.

On se retrouve donc avec ce mot à un carrefour, comme au fameux crossroad mythique américain, l’heure du choix… entre deux options. Comme si nous étions sur une route rectiligne avec à chaque intersection un panneau « priorité à droite » ! Mais peut-être qu’au pays des rond-point nous pourrions mobiliser un autre imaginaire, où il y aurait, dans nos galères, plus que deux portes de sortie…

Source de la définition historique de « crucial » dans le « Trésor de la langue française informatisé »

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

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