Une fois par mois, Alexandra Fresse-Eliazord décrypte les mots de l’actualité pour nous faire prendre un peu de recul sur le vocabulaire employé par les personnes publiques, les responsables politiques, les journalistes ou les entrepreneur.es.
Aujourd’hui, Alexandra Fresse-Eliazord, vous avez repéré le mot stratégie ?
Oui, Laurence, stratégique, ou stratégie, le mot revient souvent dans l’actualité dans des contextes très divers : le tourisme, vu comme « stratégique pour le développement du Monténégro », la « stratégie de la direction » dénoncée par un syndicaliste au sein du groupe ArcelorMittal, ou le fait que « face aux USA, l’Europe doit avoir une stratégie cohérente », selon l’analyse de Pierre Calame dans Ouest-France le 16 avril dernier.
Et que vous dit ce mot ?
Ce que je constate, c’est qu’il est rare que l’on annonce sa propre stratégie, ce serait jouer carte sur table et se tirer une balle dans le pied. Le fait de qualifier quelque chose de stratégique, ou d’identifier une stratégie reflète une réflexion, une analyse de la situation, du point de vue de l’analyste, bien sûr.
Mais dans le même temps, nous sommes confrontés à une actualité qui défie l’analyse, et le vocabulaire des médias s’en ressent !
C’est-à-dire ?
Quand cette fin avril, j’ai lu sur le site du « Monde » qu’il y avait un « incendie à Wall-Street », sur le coup, je me suis vraiment demandée si la bourse new-yorkaise était la proie des flammes, premier degré… puis j’ai lu la suite de l’article : accroche efficace donc, mais je ne suis pas sûre qu’il s’agissait juste d’un truc, d’une astuce d’accroche - bon, peut-être un peu - mais la métaphore semble traduire la démesure de ce qui arrive au monde, économique et financier ici.
La métaphore du feu est aussi utilisée ailleurs, et pas que par les journalistes : lorsqu’il s’agit de parler de « cessez-le-feu » en Ukraine, vous aurez noté que c’est Trump qui parle de « propos incendiaires », lorsque le président Zelensky refuse de reconnaitre la souveraineté de la Russie sur la Crimée (annexée par Moscou en 2014).
Alors que c’est le Président Trump qui a été qualifié d’incendiaire…
Oui, dans son discours prononcé le 4 mars dernier et qui est ensuite devenu viral aux Etats-Unis, le sénateur français Claude Malhuret, comparait le président Trump à « Néron, un empereur incendiaire ». L’image est marquante, elle s’appuie plus sur une mythologie du personnage que sur la réalité historique, mais ce qui compte, pour qu’une référence fonctionne, c’est qu’elle corresponde à l’imaginaire populaire. Et là, ça fonctionne.
On pourrait dire que Trump cherche à se défaire de cette image en la collant sur le dos d’un autre…
Mais les médias se sont saisis de l’image tellement parlante et forte, et l’on a pu lire, dans Le Monde toujours : « Lorsqu’un incendie s’éteint, penser à en rallumer un autre, telle semble être la maxime de Donald Trump. »
Notez l’emploi du mot « maxime », et non « stratégie ». De l’ordre du déclaratif, donc, plus que de « la mise en marche d’un mode opératoire dans le but d’atteindre un objectif sur le long terme », ce qui correspondrait à une définition du mot « stratégie ». D’ailleurs, lorsque l’on voit évoluer ses prises de position sur les droits de douane, peut-on parler de « stratégie » ou plutôt de « tactiques », la tactique correspondant à une combinaison, une opération permettant, sur le moment, d’engranger un gain, une avancée, d’aboutir à une décision.
Ce sont des mots de quel domaine ?
Avec ces mots, on est à bloc dans le vocabulaire militaire. On parle d’ailleurs ces derniers temps ouvertement de « guerre commerciale ». Et il n’y a pas que des guerres « commerciales »… Mais ce vocabulaire me fait penser aussi aux… « jeux de stratégie », que ce soit des jeux de plateaux, jeu d’échec, ou jeu de go, ou les jeux vidéos.
Evidemment, dans le contexte tendu actuel, le mot « jeu » interpelle. Mais la façon dont le Président américain réagit également. Multipliant les coups, en tant que « roi du deal ». Et lorsqu’après les frappes russes sur Kiev, il déclare : « Vladimir, arrête ! », c’est un mode d’expression qui donne l’impression d’être dans une cour de récré, non ? Dont les jeux ont des conséquences bien plus graves !
Donc peut-être que l’on peut légitimement se demander, avec le chanteur, « est-ce que ce monde est sérieux ? »
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.