Une fois par mois, Alexandra Fresse-Eliazord décrypte les mots de l’actualité pour nous faire prendre un peu de recul sur le vocabulaire employé par les personnes publiques, les responsables politiques, les journalistes ou les entrepreneur.es.
Ce mois-ci, Alexandra, vous avez décidé de prendre les mots de l’actu à bras-le-corps…
Oui, Laurence, j’ai été frappée, et c’est bien le mot, par l’emploi d’expressions imagées qui impliquent le corps, qu’il soit statique et en mouvement.
Par exemple ?
Eh bien, d’abord, il y a eu cet édito dans le journal Ouest-France du 14 novembre, où le journaliste se demandait si nous marchions sur la tête, et surtout, si nous allions retomber sur nos pieds. Il faisait ici référence, au slogan de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs qui avaient retourné les panneaux à l’entrée des communes pour imager ce slogan « on marche sur la tête ». Alors depuis, vous l’avez peut-être remarqué, le mode d’action des agriculteurs a un peu changé, ils recouvrent les panneaux pour y taguer des toponymes latino-américains, puisqu’il s’agit surtout de protester contre l’accord avec le Mercosur.
Oui, ce projet d’accord de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur…
En fait, la colère des agriculteurs se porte sur un ensemble de sujets, et de nouvelles actions sont mises en place pour dénoncer, je cite, les « entraves » à la production.
Encore une image forte !
Effectivement, car au sens premier, les entraves sont des objets, des lanières que l'on met aux jambes de certains animaux pour gêner leur déplacement, et par extension, aux membres des esclaves ou des prisonniers. Des chaines aux pieds, des menottes... Le champ lexical de la contestation s’accorde volontiers avec celui de la violence sur les corps : j’ai relevé l’expression « coup de poignard dans le dos », sur l’accord du Mercosur, de « coup de massue » après l’annonce de la fermeture des usines Michelin de Vannes et de Cholet. Et on a pu lire les mots « foire d’empoigne de la contestation », donc ici, les mains, les poings sont en action, au sujet d’autres points, puisqu’il s’agissait des protestations envers les nouveaux radars.
Le corps en mouvement…
Exactement, et c’est là que j’en viens à une expression que j’entends de plus en plus ces derniers mois, celle d’un bras qui lance et qui projette un objet, non, pas un pavé, mais une éponge !
L’expression « jeter l’éponge ».
Cette expression, on l’a beaucoup entendu pendant les élections américaines, lorsque Joe Biden a renoncé pour laisser la place à Kamala Harris : « Joe Biden jette l’éponge ».
J’ai noté depuis cette expression dans plein de contextes différents, dans les médias : Pour parler de l’abandon d’une usine à saumon controversée : « Les Norvégiens jettent l’éponge ». Pour parler du phénomène des démissions des maires en France : « 2 382 édiles ont jeté l’éponge. » Et il y a quelques jours à la radio, au sujet des artisans du bâtiment, fragilisés, une responsable de la CAPEB nous disait qu’au moindre choc, ces artisans risquaient de « jeter l’éponge ».
Mais de quelle éponge s’agit-il ?
Un détour par d’autres langues européennes nous éclaire sur l’origine de cette expression. En allemand avec « das Handtuch werfen » comme en anglais – « throw in the towel », il ne s’agit pas d’une éponge mais d’une serviette éponge. C’est celle que le coach utilise pour essuyer le visage du boxeur à chaque pause, mais c’est surtout cette serviette éponge qu’il doit lancer sur le ring lorsque son champion est en difficulté, pour arrêter le combat avant qu’il ne soit trop tard. Jeter l’éponge, c’est donc choisir d’abandonner avant que les dégâts soient irréversibles.
On reste dans l’univers du combat.
Oui et le monde de la boxe est présent à d’autres niveaux : dans les négociations internationales, on parle souvent de « round » de négociations. Alors qu’avec l’éponge, on pourrait tirer le fil de la métaphore vers des discours plus positifs. Dans son ouvrage Manières d’être vivant, le philosophe Baptiste Morizot nous rappelait notre parenté avec l’éponge, cet être vivant (quand il s’agit d’une éponge naturelle), qui, comme nous, vient de l’océan. Gouttez vos larmes, elles sont bien salées ? On pourrait aussi avoir envie de rejeter l’éponge à la mer, pour la rendre à son milieu d’origine. Encore faudrait-il que celui-ci soit préservé.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.