Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.
Tracklist :
The Chequers – Theme One
The Kanpai Quartet – Rick James Dwells In The Abyss
Luciano Simoncini – Barrage
Highway Motion – Double O One Disco
The Salsoul Orchestra – Magic Bird Of Fire
Charif Megarbane – Yara
Roger Renaud – Turn Me On
Azzurro 80 – Un Pomeriggio di Novembre
BADBADNOTGOOD – Since You Asked Kindly
Djosa – Botanica Obscura
CASCO – Cybernetic Love (Instrumental)
Olefonken – Sun City
Cloud One – Charleston Hopscotch
« Toujours les mêmes gestes, d’abord la jambe gauche – toujours – chaussette, chaussure ». Cette publicité de l’an 2000 pour l’eau, qui met en scène Zinedine Zidane dans ses pseudos rituels aux vestiaires, revient à l’esprit de Sammy alors qu’il enfile sa première Asics, la gauche justement. Cette vidéo, il n’y a plus pensé depuis des années. Au caractère bidon qu’il lui trouvait à l’époque s’ajoute désormais une sorte d’amertume : Zidane a depuis mis un coup de tête à Materazzi, les excès du sport business continuent de croitre de manière spectaculaire, quoique considérablement moins que la pollution générée par nos déchets. Quelle consommation de bouteilles d’eau a directement engendré cette pub ? Quelle part du continent de plastique cela représente-t-il ? A quelle hauteur y a-t-il lui-même contribué en tant que consommateur insouciant d’eau minérale ? La deuxième chaussure ajustée, Sammy se relève et saisit sa gourde pour en boire plusieurs gorgées bruyantes avant de la reposer sur le guéridon de l’entrée, à côté du vide poche marocain, dans lequel il attrape la clé de l’appartement pour la fourrer dans la poche zippée de son short Nike. La porte claque, départ en petites foulées.
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A peine lancé, Sammy consulte sa montre connectée qui mesure tout. Il a intégré les données de vitesse, de cardio, de distance… comme autant d’éléments d’un paysage mental qui se superposerait à la perception sensible de l’environnement dans lequel il évolue – à 9,8 kilomètres-heure en l’occurrence. Avec cette montre, il a retrouvé l’automatisme qu’il avait autrefois connu quand il regardait l’heure sur sa Casio : si par malheur il l’oublie, sur le guéridon de l’entrée ou autre, la consultation répétée de son poignet nu provoque le même sentiment de frustration têtue.
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« Le jogging est-il un sport de droite ? » : la question revient toujours à l’esprit de Sammy à un moment ou un autre de ses courses. Question dogmatique, absurde, stupide même, qu’il aborde chaque fois sous un angle différent, conduisant à des conclusions antagonistes. Et au fond, si cela le taraude, c’est qu’un sujet plus fondamental se tient en embuscade : s’avouer le bord politique auquel il appartient, lui.
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Un jour, dans un élan d’ascèse confinant à l’autopunition, Sammy décida de s’astreindre à compter ses foulées lors d’une sortie d’une dizaine de kilomètres. Arrivé au 4ème, distrait par un roquet qui lui fonçait dans les jambes, il perdit le compte. Doué d’une volonté de fer, Sammy recommença en repartant du point de départ.
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Dans la revue quotidienne de ses réseaux sociaux, Sammy jette un œil sur l’appli de running à laquelle il s’est abonné sur les conseils d’amis joggeurs : il y suit leurs parcours, temps et progrès, alimentant ainsi une compétition implicite, une rivalité même, au sein de cette micro-communauté. Plus perturbant encore : ces profils égarés de l’autre bout de l’Europe qui se mettent à le suivre et à liker ses runs : ça ne peut quand même pas être ses performances, somme toute très modestes, qui les incitent à le suivre ? Qu’attendent-ils donc de cette non-relation à distance ?
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Tout au long du collège, et comme la majorité de ses camarades, Sammy détestait courir : il avait les tours de piste en horreur, redoutait le cross de fin d’année.
D’où vient qu’une fois adulte, on se prend d’intérêt pour une chose longtemps abhorrée ? « En cela, le jogging se rapproche du vin rouge, du tabac », pensa Sammy.
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A mi-parcours, avec cet objectif de temps qu’il s’est fixé, Sammy constate, non pas qu’il est à l’aise, mais qu’il ne souffre pas. Par expérience, il sait qu’après l’effort, une fois rentré, il n’éprouvera pas du bien-être, mais un soulagement. Il sait également que lorsqu’un imprévu lui impose de renoncer à une sortie, il se sent lésé.
En fait, la course à pied ne lui procure que des sensations en creux.
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On rapporte qu’Alan Turing, le scientifique britannique qui, entre autres choses incroyables, joua un rôle clé dans le décryptage des messages chiffrés par les allemands pendant la seconde guerre mondiale, se déplaçait en courant, couvrant des dizaines de kilomètres pour se rendre à des réunions ou au bureau.
Sammy considère que ce modèle l’inspire profondément.
Mais en réalité, cette inspiration n’a pas d’objet particulier : elle n’est pas dirigée sur une activité spécifique. Dès lors peut-on vraiment parler d’inspiration ?
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Bien que Sammy ait ce qu’on appelle une « bonne hygiène de vie » – dont la course à pied est d’ailleurs l’étendard –, il s’étonne de ne percevoir en aucune manière le poids des années qui s’écoulent. Plus que de les craindre, il est curieux de découvrir comment se manifesteront chez lui les premiers signes de son vieillissement : de l’essoufflement ? des douleurs aux genoux ? un temps de récupération redoublé ? Saura-t-il reconnaitre la ligne de partage délimitant les bassins versants de sa vie ?
Tiens au fait qu’est devenue cette carte scolaire vintage des circonscriptions hydrographiques qu’il avait récupérée grâce à son institutrice ? Elle se vendrait sûrement très bien sur Leboncoin aujourd’hui.
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Après 10 km, Sammy arrive devant sa porte : il finit sa course avec pertes et crachats.
Épisode réalisé par Pierre Maus.