Colonne Verbale

Colonne Verbale #10 - Les puces sous la pluie

©Greg Foat – Psychosynthesis Colonne Verbale #10 - Les puces sous la pluie
©Greg Foat – Psychosynthesis

Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.

Tracklist :

Los Músicos Del Centro - Aire de Trópicos

John Carroll Kirby - Blueberry Beads

Greg Foat - Riding into Battle

Steven Cooper - Key West Afternoon V [Edit]

Harley Toberman - Thoughts In Time

Charles Stepney - No Credit For This

Mario Molino - Jumbo Suite

Teddy Lasry - A Fleur De Cœur

Jean Guiraud, Roger David - Perspective 7

Alessandro Alessandroni - Il Quarto Tipo

Klaus Weiss - Driving Sequences

Haruomi Hosono - Cosmic Surfin'

Edmonde aime lorsque la pluie tombe pendant qu’elle ratisse un marché aux puces, parce que cela révèle la dichotomie entre les vendeurs qui protègent leur marchandise, et les autres. Ces derniers la fascinent. Ou plutôt leur relation à leurs objets, caractérisée tantôt par la rancœur due à leur incapacité à séduire des clients ou la lassitude des déballages successifs ; tantôt, à l’inverse, par la conviction que, intempéries ou non, les objets seront appelés par leur futur propriétaire en temps voulu. 

Edmonde trouve à ces choses mouillées une beauté toute particulière, indépendante de leurs qualités objectives, tenant à une sorte de proximité avec leurs précédents détenteurs.

Et c’est précisément pour cette capacité à percevoir les objets au-delà de ce qu’ils sont, qu’on fait appel à Edmonde.

***                                       

Adolescente, Edmonde avait une cousine dont le fiancé disparut durant la guerre d’Algérie.

Dans la dernière lettre intime qu’il lui avait adressée, il décrivait le pendentif qu’il avait trouvé sur un marché au village près de sa position, et qu’il allait lui faire parvenir : une pièce rectangulaire en argent, incrustée de pierres vertes et rouges et décorée de motifs de cordes tressées.

Soit que le jeune homme n’eut pas le temps de l’expédier, soit qu’il se soit perdu en route, le pendentif devait ne jamais arriver. Mais la cousine en deuil souffrait terriblement de cette attente : le bijou matérialisait l’absence et comme tel, conditionnait le cheminement de ses sentiments.

Edmonde s’était alors lancée, en secret, à la recherche d’une pièce répondant à la description que sa cousine lui avait lue. Une fois trouvée, elle s’était débrouillée pour bidouiller une histoire de colis ouvert par erreur et réexpédié depuis la France.

L’opération, salvatrice, n’était à ses yeux ni une manipulation ni une duperie : elle avait simplement procuré à sa cousine le véhicule de ses émotions, dont elle avait dramatiquement besoin.

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Constatant que ses cadeaux étaient systématiquement dans le juste, Edmonde a pris conscience qu’elle avait une réelle capacité, non pas vraiment à satisfaire des besoins matériels de ses proches, mais plutôt à identifier des objets susceptibles de faire écho à certaines de leurs sensations et aspirations.

Et de fil en aiguille elle a commencé être consultée puis missionnée pour mettre la main sur des articles spécifiques.

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Bol à 3 anses en céramique, bouton de manchette nacré, bénitier en coquillage ou pot à crayon rectangulaire en fer blanc : chacun d’entre eux correspond aux attentes d’un proche ou d’un proche de proche.

Les motifs conduisant à solliciter Edmonde pour les rechercher sont variés : le remplacement d’un objet disparu ou cassé bien sûr, mais également le souhait d’offrir un présent symbolique associé à un événement clé, et parfois même le besoin d’un talisman ou d’une amulette.

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Edmonde ne prend pas de notes, ni ne tient de carnet de commandes : elle garde en tête les circonstances des différentes demandes qui lui sont formulées, et qui lui permettent, le moment venu, de déceler une pièce sur un stand.

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Si Edmonde explore régulièrement les marchés aux puces, Emmaüs et recycleries près de chez elle, elle prise tout spécialement les événements ponctuels : foires à la brocante, foires aux antiquités, trocs et puces, débarras, vide-maisons, vide-greniers… pour leur potentiel d’inattendu, d’hors format.

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Un de ces jours de pluie qu’elle affectionne, Edmonde s’arrête à un étal d’un marché aux puces. La marchandise bigarrée et largement cabossée y est présentée dans des caisses en plastique ou à même une vaste bâche bleue élimée sur laquelle se forment de petites flaques mouvantes.

Edmonde est attirée par un coffret en bois brut, aux arrêtes en métal rouillé et manifestement hôte de vrillettes.

Ce ressenti si particulier qu’elle associe aux objets abandonnés aux intempéries se manifeste cette fois avec une vigueur inédite. La manipulation de la boîte crée chez elle une nette sensation de secret, de dissimulation. Sans pouvoir l’expliquer, elle sait qu’elle vient, pour la première fois, de se connecter directement à l’histoire d’un objet.

Edmonde repose le boitier sur la bâche : il ne correspond ni par lui-même ni par sa charge sentimentale à quelque chose qu’elle recherche. Mais elle a l’intuition qu’elle sera désormais amenée à entrer en relation avec d’autres objets.

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Depuis le coffret en bois, Edmonde est effectivement parvenue à plusieurs reprises à se connecter à des objets exposés sous la pluie.

A défaut de savoir précisément que faire de cette faculté, elle a cherché à comprendre le phénomène et s’est rapprochée d’un homme de son entourage réputé pour être médium. 

Bien qu’ouvert à admettre un tel pouvoir, celui-ci lui a avoué trouver assez inutile un pouvoir strictement orienté vers le passé et n’offrant somme toute qu’un aperçu très synthétique de l’histoire de l’objet.

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Edmonde a donc gardé pour elle sa faculté de lire l’histoire sentimentale des objets, qu’elle mobilise les jours de pluie.

Ironie du sordide, elle constate une nette corrélation entre l’importance de la valeur des biens et leur charge sentimentale négative.