Colonne Verbale

Colonne Verbale #8 – In Boletus edulis veritas

Colonne Verbale #8 – In Boletus edulis veritas

Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.

Comme un disque rayé dont la boucle évoluerait à chaque passage de diamant, Marc se contait en se le répétant le moment présent de sa vie que des auteurs consigneraient avec de subtiles nuances dans les biographies qu’on ne manquerait pas de lui consacrer, s’il parvenait à achever ce qu’il désignait comme le demi-pourcent manquant de son projet.

En toute objectivité, le chemin parcouru était immense mais celui restant à accomplir lui semblait insupportablement long.

Contractant pleinement les muscles de ses jambes à chaque pas, riant d’excitation et prononçant à voix haute quelques paroles absconses, il filait dans la nuit matinale vers le laboratoire.

Était-ce pécher par orgueil que de se féliciter d’une réussite utile aux autres, bonne pour son prochain ? C’était en tout cas pêcher par anticipation, puisqu’avant de conclure à un succès, il lui restait à abattre ces tâches résiduelles et vérifications formelles, ce demi-pourcent manquant.

Peu importe, il éprouvait déjà l’inertie du créateur emporté par son œuvre ; il percevait le point de bascule où l’histoire dépossède un homme de son histoire.

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En élémentaire Marc fut marqué par un incident intervenu lors d’une récréation. Alors qu’il jouait à imiter le maître avec des camarades, il avait emprunté les lunettes de l’un d’entre eux, et les avait cassées. Une maladresse : les lunettes lui avaient glissé des mains au moment de les rendre et avaient cassé net au niveau du pont en heurtant le bitume de la cour. Se croyant victime d’un acte de malveillance, le garçon s’était plaint et Marc avait été puni.

Il ne l’avait pas tant vécu comme une injustice que comme un effarement. Son camarade avait rapporté la scène telle qu’il l’avait perçue, de manière floue certes, mais de manière sincère, et cela avait débouché sur une sanction. Si sa version des faits, tout aussi honnête, avait été retenue il s’en serait tiré à bon compte.

Ainsi donc un même événement pouvait faire l’objet de plusieurs perceptions, susceptibles d’engendrer des récits parallèles, impliquant eux-mêmes des conséquences distinctes.

Cette révélation sapa les fondements du refuge de certitude dans lequel il avait jusqu’alors grandit et, par là-même, son enfance prit fin.

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Adolescent, Marc entendit quelqu’un affirmer à la radio que l’histoire était écrite par les vainqueurs. Il reçut cette phrase comme une réponse outrancière et cynique au questionnement qu’il nourrissait sur la réalité des faits, depuis l’épisode des lunettes cassées, et il refusait une telle assertion. C’est à ce moment qu’il prit la résolution de trouver le moyen de révéler la pleine vérité des choses.

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Dieu fut un temps un modèle. Son éducation religieuse avait porté Marc à voir dans le Tout-puissant, non seulement le créateur de toute chose, mais également le témoin de toute action. Il y voyait donc l’espoir, sinon d’accéder à la vérité, que celle-ci soit accessible à quelqu’un.

Mais la découverte de la coexistence de religions monothéistes ne fit qu’accroitre son trouble : au mieux différents récits se concurrençaient à propos d’un unique Dieu - ce qui ne le faisait pas progresser dans sa quête -, au pire c’était pire encore.

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Marc trouva finalement sa référence dans la figure du narrateur omniscient qui incarnait à ses yeux non pas la capacité d’aller et venir dans l’in petto des individus - cela dépassait le mandat qu’il s’était fixé, il laissait cela à la littérature - mais bien l’idéal d’une connaissance infaillible de la vérité des choses, incontestable, au-dessus de la mêlée.

Restait donc à Marc à acquérir le savoir-faire d’un narrateur omniscient.

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La rationalité de la science apparut à Marc comme la meilleure voie pour développer des compétences équivalentes à celles d’un narrateur omniscient. L’intelligence artificielle lui semblait offrir des belles perspectives à cet égard.

Cependant, plus il progressait dans son BUT informatique et plus il lui semblait que cela ne suffirait pas. Il eut l’intuition qu’il fallait coupler ces connaissances techniques à la manifestation la plus fondamentale d’une réalité terrestre : la nature.

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Marc travailla des nuits entières à triturer les données du problème.

Reprenons : la nature est la manifestation la plus fondamentale d’une réalité terrestre unique ; cette réalité ne se déploie pas à la surface de la vie humaine ; elle n’est accessible qu’au modèle du narrateur omniscient. Marc eut une nouvelle fulgurance : le champignon est à la fois une métaphore et une manifestation pure de cette vérité naturelle croissant à l’intérieur du monde ; accéder à sa substance serait accéder au logiciel de la nature et donc, à la vérité elle-même.

Fort de cette hypothèse audacieuse, Marc se lança corps et âme dans le développement de l’ordinateur fongique.

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Extrait de la description que Marc prévoit de déposer via une enveloppe Soleau :

« Visuellement, l’ordinateur fongique ressemble au chapeau beige d’un cèpe luisant, d’un diamètre d’une quarantaine de centimètre. Son sommet est constellé de verrues dont la maturité commande la couleur : bordeaux pour les plus jeunes, marron pour les plus anciennes. Surmonté d’un pied aux proportions inédites, à savoir une largeur proche de celle du chapeau, mais une hauteur d’environ 2 centimètres, il repose sur un bac de humus dans lequel plongent différents câbles reliés à plusieurs unités centrales disposées tout autour.  Un brumisateur est couplé à différents capteurs pour maîtriser l’hygrométrie du dispositif.

D’un point de vue technique, un code source génère des impulsions électriques qui, une fois qu’elles ont circulé dans la cuticule, renvoient un code analogico-numérique. La lecture du code requiert une bonne hydratation de l’utilisateur. Le système est activé lorsque celui-ci plonge les mains dans le humus. »

Transmettre l’enveloppe Soleau à l’INPI fait partie du demi-pourcent manquant de son projet.

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Stipe, litote, megabit,

Cuticule, octet, synecdoque

Pore, oxymore, firewall

L’ordinateur fongique répondait à une logique complexe

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Marc parvint donc, grâce à son ordinateur fongique, à accéder à la vérité objective des faits qu’il examinait. Cette vérité lui apparaissait selon une vision plane, en 2 dimensions, offrant une observation simultanée de l’ensemble des facettes du fait – certains cubsites avaient, à cet égard, eu une intuition géniale.

Cette vision excluait littéralement toute zone d’ombre, et en y réfléchissant, il fut saisi par l’acuité de l’expression « faire la lumière sur ».

***

Revisionnant au moyen de l’ordinateur fongique, la scène fondatrice des lunettes cassées dans le cour de l’école, Marc réalisa que c’était sa perception de la réalité qui était biaisée et découvrit non seulement un caractère intentionnel au geste de lâcher les lunettes sur le sol, mais surtout une volonté malveillante de sa part, qui ne lui étaient réellement pas apparues à l’époque ni depuis lorsqu’il convoquait ce souvenir.  

Il décela dans cet exemple, l’explication possible d’une infinité d’évènements historiques déterminants.

Playlist :

Ahmed Malek - La silence des cendres

Hany Mehanna – Reem

Ziad Rahbani - Al Taheyah

Arşivplak - Sari Kiz

Beynelmilan - Anatolian Funk

Daniel Villarreal – Ofelia

Derya Yıldırım & Grup Şimşek – Sunrise

Anadol - Ablamın Gözleri

Bruce Haack - Man Kind

Teddy Lasry - Krazy Kat

Hailu Mergia - Belew Beduby

Glass Beams - Kong

Karim Ziad - The Joker

Crédit photo : Crédit image: Arşivplak - Şeker Oğlan - Sarı Kız / Karam - Kol Havası