Colonne Verbale

Colonne Verbale #18 - La vendangeuse

Colonne Verbale #18 - La vendangeuse

Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.

Tracklist :

Charif Megarbane – Pas de Dialogue

Orchestra Giannis Spanos – Sta Kimata

Sven Wunder – Hanami

Rully Djohan – Bubuj Bulan

Ensamble Centenario – Intermezzo

Franco Godi – Tattile

The Shadows – Sleepwalk

Piero Umiliani – Canto di sirena

Unknown Mortal Orchestra – Shin Ramyun

Cullen Knight – A'Keem (Brother)

Greg Foat – The Mage

Stevie Wonder – Send One Your Love (Instrumental)

Piero Piccioni – Amore mio aiutami (Main Theme)


Le trajet jusqu’à Toulouse aurait pu justifier une exception, mais la position de Matignon n’en souffre aucune : tous les déplacements en région doivent être accomplis en train, l’exemplarité l’exige.

Ainsi donc, Guillaume d’Avranches a dû quitter le Palais Royal en milieu d’après-midi pour être sûr d’être le lendemain Place du Capitole à 11H.

Guillaume D’Avranches a beau être un grand garçon, ministre de la République de surcroît, il continue de ressentir la morsure de la solitude une fois passée la porte de sa chambre d’hôtel ou, en l’occurrence, celle de son logement à la préfecture : l’impossible familiarité du lieu, l’éloignement de Najet et des enfants, ainsi que la perspective de s’attabler à un bureau qui n’est pas le sien pour abattre un travail que lui seul peut abattre, sont autant de raisons d’éprouver cette vulnérabilité qu’il n’avouera jamais à personne – à lui-même tout au plus.

Mais puisque l’abrutissement par le travail demeure le remède aux faiblesses de sa condition d’humain, Guillaume ouvre son PC et passe le doigt sur le bouton qui affleure la tranche de l’écran, lequel s’éclaire instantanément.

« Il faut quand même que je bosse le dossier pour l’inauguration de demain » pense-t-il dans un soupir.

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L’équipe municipale en place a fait valoir un retour d’ascenseur pour obtenir le déplacement du ministre de la Culture en personne, et transformer l’accrochage de La Vendangeuse en symbole de sa détermination dans la conduite des affaires publiques.

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La Vendangeuse de Gustave Tourbois est l’une des toiles que la ville acquit en 1887 à l’occasion de l’exposition internationale, pour témoigner de la vivacité de la scène artistique locale.

Dans la foulée de l’évènement, le tableau avait été accroché dans le bureau du maire, avant d’intégrer la réserve municipale dans des conditions qui feraient pleurer n’importe quel conservateur actuel, et l’œuvre disparut en 1943 dans des circonstances troubles.

Après sa mort, Tourbois obtint la reconnaissance que l’on sait, en tant que peintre moderne de la vie occitane, et la récupération de La Vendangeuse devint donc un important enjeu patrimonial.

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Comme pour échapper physiquement à la pénombre de sa chambre et au cafard qui s’y tapit, Guillaume d’Avranches se tient vouté au-dessus de son ordinateur, tout entier réfugié dans le halo de la lampe de bureau. Vibration à droite du clavier. Rapide coup d’œil à la notification du message de bonne nuit rempli d’émoticônes que Najet vient de lui adresser. Guillaume sourit brièvement, tendrement, puis le masque de la concentration s’affiche à nouveau sur son visage : il retourne à sa lecture.

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Une association de défense du patrimoine réactiva le sujet de la disparition du tableau La Vendangeuse. Des articles dans la presse locale donnèrent à l’affaire un écho inattendu, qui prit alors une tournure politique : de manière aussi absurde qu’opportuniste, les représentants locaux du parti réactionnaire, farouches opposants à l’équipe municipale quelle qu’elle soit, s’emparèrent du sujet pour en faire le symbole d’une prétendue impuissance des dirigeants locaux, voire de leur possible – pourquoi pas – malhonnêteté.

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Guillaume d’Avranches se penche sur le côté pour saisir dans son sac un pot de café lyophilisé et se redresse pour balayer sa chambre d’hôtel du regard. Il sait par expérience qu’il doit y avoir une bouilloire et une tasse ou un gobelet, et s’interroge : cette mise à disposition d’un nécessaire à boisson chaude vise-t-elle à permettre aux usagers de boire la dernière avant de dormir ou la première de la journée, avant le petit déjeuner en bonne et due forme ? Il est clairement de la première école. La perspective d’un café est le phare dans ses nuits de travail.

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Alors que le contexte de la disparition La Vendangeuse en 1943 avait mis chercheurs et autorités sur la piste de la spoliation, la toile fut finalement retrouvée à proximité de Toulouse au manoir d’un gros antiquaire de la région. A l’occasion de travaux de réfection du manoir familial, ses descendants découvrirent la toile, avec plusieurs autres antiquités importantes, sous un plancher. Si les conditions dans lesquelles ces pièces avaient atterri dans cette cachette demeuraient inconnues, leur dissimulation pendant toutes ces années après la guerre laissait peu de doutes sur les intentions de l’antiquaire. Ses descendants, en tout cas, remirent immédiatement le tableau aux autorités.

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Bien que son titre laisse imaginer une scène de labeur agricole, La Vendangeuse est en fait un portrait de femme intimiste. Il faut imaginer un genre de clair-obscur, dans lequel la partie obscure ne laisse quasiment rien distinguer de l’intérieur dans lequel elle se tient, et la partie claire – qui ne l’est d’ailleurs pas vraiment – la représente les épaules tombantes, vêtue d’une robe rusée et un fichu qu’on imagine être ceux utilisés au champ durant la journée. Il est difficile de lui donner un âge tant ses traits sont marqués par l’âpreté de sa vie de femme, travailleuse agricole à la fin du XIXème. Son regard direct évoque de manière saisissante la résignation.

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Guillaume d’Avranches découvre La Vendangeuse en photo sur son ordinateur. Il est saisi par l’expressivité du regard que Gustave Tourbois a su saisir chez son modèle, et il est comme aspiré par celui-ci. Comme si un dialogue muet s’instaurait entre la femme et lui, il a le sentiment de la comprendre, de saisir la difficulté de sa vie, son sentiment d’écrasement par le travail.

Et il en éprouve immédiatement une grande honte, car leurs destins ne sont en aucun point comparables.

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Quel sentiment a pu guider l’antiquaire recéleur, dans son choix de vivre avec La Vendangeuse caché sous le parquet ? Non seulement il ne pouvait admirer le tableau, mais il ne pouvait ignorer que sa conservation dans de telles conditions ne manqueraient pas de le dégrader. Car dégradée, la toile l’était considérablement, quand elle a été découverte. Et c’est aussi l’excellence des restaurateurs français, qui sont parvenus à la rattraper, que le ministre de la Culture vient saluer à l’occasion du raccrochage de cette œuvre de Gustave Tourbois à l’hôtel de ville – il faudra le souligner auprès des journalistes.

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Tout le reste de la nuit Guillaume d’Avranches rêve du tableau : il visualise le regard si intense de La Vendangeuse braqué sur le revers du plancher. Dans ce contexte, la femme prend les traits de son épouse Najet et son regard exprime non plus cette souffrance digne, mais un reproche chargé de mépris : comme si ça vie n’avait pas été suffisamment difficile, voilà qu’on lui fait la honte la fouler aux pieds. Et dans ce cauchemar il est l’antiquaire véreux qui n’ose pas exhumer son trésor, pour ne pas assumer cette culpabilité.

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Vers 6H, après une petite poignée d’heures de sommeil en confettis, le téléphone de Guillaume d’Avranches vibre. Il décroche, sa mâchoire inférieure tombe comme décrochée elle aussi : c’est incroyable à entendre, mais La Vendangeuse a de nouveau été volée.