Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre électro, groove et jazz.
À l’heure où les infos n’ont pas encore commencé, le bruit mécanique de la clé actionnant le barillet et de son trousseau frottant la porte en verre dans un double mouvement circulaire viennent mettre un terme au calme qui régnait à l’intérieur. Le silence n’y était troublé que par le vrombissement intermittent des frigos ; la pénombre que par les témoins lumineux oranges, rouges ou verts des multiprises, téléviseurs et autres blocs d’issue de secours.
À peine la porte refermée, le patron du Ballon Rond opère une série d’actions bruyantes : vider le lave-vaisselle lancé la veille au soir, allumer la machine à café pour la faire chauffer, remonter la grille protégeant les vitrines et la porte principale.
Dehors la circulation s’apprête à reprendre son rythme diurne, ininterrompu.
La machine à café est maintenant prête : le patron se fait couler un allongé et évacue aussitôt le marc dans le grand tiroir dédié juste en dessous, qui est traversé d’un axe en bois meurtri contre lequel il frappe le porte filtre d’un coup sec. Puis il ouvre le tiroir d’à côté, en retire un stylo et un carnet qu’il ouvre en grand, en glissant lourdement l’index entre deux pages pratiquement noircies : il y marque un nouveau trait correspondant au café qu’il vient de se servir. Il le fait pour chaque café qu’il fait couler, depuis le premier jour. Il avait commencé à la faire dans une perspective comptable ; il continue dans une tentative de contrôler le temps qui passe. Dans la réserve une ancienne caisse de vin est remplie de ces carnets.
À cette heure, alors qu’aucun client n’est encore entré consommer, qu’aucune odeur d’alcool ne se dégage ni des verres ni des corps, qu’aucun effluve de cigarette ni nuage de fumée barbe à papa n’émane du trottoir, il règne une odeur vide : peut-être celle de la journée à venir ; ou plus encore, celle de ce que l’on ne sent plus depuis que le tabac est proscrit en intérieur.
Les écrans sont allumés eux-aussi. Pour l’heure, la chaine télé d’une radio fameuse diffuse des clips sur lesquels le patron n’a pas d’avis. Plus tard, les images et bandeaux répétitifs d’une chaine d’info en continu apparaitront de manière obsessionnelle, jusqu’à ce que l’on bascule en fin de matinée sur un digest des résultats sportifs, pour enchainer sur le turf, puis à nouveau la chaine d’info et enfin les clips auxquels le patron n’accordera toujours pas d’importance. Tel est le paysage audiovisuel du Ballon Rond.
Qu’il s’agisse d’échanger des banalités par-dessus le comptoir ou de garder le silence en dépit de la promiscuité, le patron du Ballon Rond se sent toujours en empathie avec les premiers clients. Il ne peut s’empêcher de traquer chez eux les marqueurs de la fatigue, de l’insomnie peut-être. Que font-ils là si tôt : fuient-ils la solitude ou leur famille ? Comment c’est chez eux ? Quelles sont leurs vies ? Cette attention à l’autre s’estompe à mesure que la fréquentation augmente, que la journée avance.
Le Ballon Rond est situé à un emplacement stratégique au bord d’un rond-point menant au périphérique quelques centaines de mètres plus au nord, et à une nouvelle zone d’activité tertiaire à l’Ouest. Il dispose de deux grandes vitrines donnant sur chacun de ces axes et d’une vaste entrée desservant un large trottoir. Ces ouvertures sont bardées d’adhésifs microperforés à la gloire du pari sportif et de la Française des jeux, et surmontées de vastes panneaux imprimées aux couleurs de l’équipe de foot de la ville qui mettent en scène des joueurs archétypaux.
Comme tous les jours en milieu de matinée, Le Ballon Rond atteint un palier de fréquentation qui ne prendra fin que vers 20H30. Durant tout ce temps, entreront des clients dont il connaitra par avance les commandes à venir, soit parce que ce sont des habitués, soit parce que leur attitude, leur apparence ou leurs gestes traduiront, à leur insu, la typologie de consommateur à laquelle ils appartiennent : qui un pichet de rosé au comptoir ; qui des cafés espacés installé à une table au fond ; qui un coca posé sur le mange débout en fumant des cigarettes devant l’entrée.
On dit que la manière selon laquelle un établissement s’acquitte de son obligation de présenter un étalage de boissons sans alcool mises en vente, révèle la personnalité de son patron. Au Ballon Rond, cet étalage consiste en :
- Un jus d’orange Pampril dont la pulpe s’est largement séparée de la partie liquide et se tasse au fond en une couche épaisse ;
- Un iconique bouteille d’Orangina s’évasant en orange, et qui mériterait plus que jamais d’être secouée ;
- Un Coca dont l’étiquette rouge semble incrustée dans le verre ;
- Une limonade d’une marque inconnue, au graphisme dédié aux personnes nées dans les années 80 ;
- De discrètes bouteilles de Vittel plate et pétillante ;
- Et puis enfin, sur l’étagère du dessous un arc en ciel de sirops Monin.
Les toilettes du Ballon Rond ne sont jamais restées vierges de tags une journée entière. Chaque fois que la peinture est refaite ou le carrelage remplacé, on s’empresse d’y apposer des indications indéchiffrables ou absconses. Une pratique que le patron n’a jamais comprise. Le plus étonnant réside dans l’absolue discrétion des tagueurs qu’il n’arrive jamais à identifier malgré sa surveillance des allers et venues aux WC les jours d’inauguration.
Mais les murs de l’établissement eux, savent qui le leur fait endurer.
Lorsqu’il passe devant d’autres établissements, le patron du Ballon Rond regarde toujours les affichettes indiquant les sommes qui y ont été remportées aux jeux d’argent. Il espère de tout cœur pouvoir placer un jour une somme à six chiffres sur les affiches « ici ont été gagnés » fournies par la Française des jeux.
Tracklist :
Misha Panfilov - Sierra IV
Armand Frydman - Jungle
David Lee Jr - Second Line March
Klaus Weiss - Drumcrazy
Lord Tusk - Lemon Sqeezy Mental
Damon Locks, Rob Mazurek - Polaris Radio
Harmonious Thelonious - Liquid Sound Waves
Greg Foat, Ayo Salawu - The Lonely Robot
Kiefer - a wish for you
Oscar Rocchi, Franco Godi - Tattile
Amedeo Tommasi - Alghe Romantiche
Ezy Minus - Sweet Obsession
Zalla, Piero Umiliani - Prime Nebbie
Thomas Lauderdale, Pilgrims, Pink Martini - Bali Ha'i
Piero Piccioni - Distesa estate
Lallo Gori - Il commissario di ferro, Seq. 1
Larry Nozero, Dennis Tini - Two Worlds