Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre électro, groove et jazz.
Les titres :
Albino Gorilla – Swamp Fox (Interlude No. 6)
Daniela Casa – Third World Tango
Misha Panfilov – Sunbeam
Sven Libaek – Music for Eels
Piero Umiliani – Princess
ATA Records – Hips & Lips
Brentford All Stars – Greedy G
Piero Piccioni – Charms
Luciano Simoncini – Debacle
The Braen's Machine – Movimento
Heavy Joker – Ace of Spades
Stefano Torossi – Having fun
Magician (feat. Barbara Thompson) – Bazaar
Horacio -Chivo- Borraro – Blues para un Cosmonauta
Le modèle a fait ses preuves : une famille, un clan ou même une personne, se lance sur un marché, s’engage dans une lutte sans merci contre ses concurrents, les dévore ou les neutralise – souvent les deux à la fois ; traque de nouvelles opportunités dans d’autres secteurs, mène à nouveau le combat, en sort encore renforcé ; et ainsi de suite, jusqu’à l’omnipotence, en particulier financière.
On continue de s’en étonner mais l’aboutissement de cette compétition à mort sur le terrain économique consiste, chez un certain nombre de ses vainqueurs, en la capacité d’investir des pans entiers de leur fortune dans des œuvres dites philanthropiques : fondations, recherche médicale, promotion des arts, etc. – les ressorts psychologiques et sociaux de ces pratiques ont dû être étudiés, il faudrait s’y pencher, mais pas ici, pas maintenant.
Un cas nous intéresse spécialement, parce qu’il sort du schéma évoqué à l’instant : celui de l’archi-multimilliardaire Dīmītría Manos, qui au terme d’un parcours d’une sauvagerie capitaliste exemplaire dans le secteur de l’énergie notamment, a décidé de dédier le reste de sa vie et de sa richesse à développer un parc d’attraction d’un genre nouveau.
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A 64 ans, Dīmītría Manos a donc choisi de concrétiser le projet de complexe de loisirs qui lui tient tellement à cœur qu’elle s’est résolue, afin de s’y consacrer, à confier la direction de son empire industriel à son ambitieuse et talentueuse nièce.
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A défaut d’un concept clair présidant à sa conception, le parc voulu par Dīmītría Manos suit une ligne directrice générale a minima: offrir aux visiteurs des « expériences », directement inspirées par celles vécues ou fantasmées par sa fondatrice. Pour cette raison, il sera inauguré sous le nom de Dīmītría Manos Experience Parc.
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En dépit d’une vie professionnelle marquée par la réussite, et probablement en raison de celle-ci, Dīmītría Manos a toujours détesté être mise en difficulté par un interlocuteur plus habile qu’elle. Ces situations d’échec oratoire nourrissent un sentiment de frustration qu’elle ressasse en rejouant, pour elle-même, et parfois des années après, des dialogues dans lesquels sa réplique défaillante est remplacée par une autre, cette-fois pertinente et percutante. Elle se prend ainsi à apostropher à voix haute le souvenir de telle ou telle personne l’ayant un jour contrariée par sa répartie.
C’est dans cette perspective que Dīmītría Manos a missionné les laboratoires les plus à la pointe en la matière pour élaborer une solution technique de micro-uchronie mêlant intelligence artificielle, réalité virtuelle, voire hologramme.
Moyennant quelques données de base – contexte et si possible verbatim de l’échange initial ainsi que, idéalement, des fichiers audios ou vidéos pour reproduire le plus fidèlement possible les parties prenantes – cette attraction, intitulée Micrucronia, donnera à tout un chacun l’opportunité de réitérer une discussion et de jeter enfin à la face de l’autre, cette phrase qu’on aurait tellement dû répondre ce jour-là.
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Ce n’est pas parce qu’on a une fortune sans limite à dédier à un projet, qu’on doit oublier les principes de bonne gestion dans la conduite de celui-ci.
Guidée par ce postulat, Dīmītría Manos a estimé que l’Etat du Nebraska, qui propose d’immenses surfaces à des conditions intéressantes et un accueil politique chaleureux, était le bon endroit pour installer son parc. Et tant pis si elle n’y a aucune attache, et que c’est loin de tout.
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L’attraction phare du parc ambitionne de récréer, dans des proportions inédites, le geste du coup d’éponge sur la table du petit-déjeuner.
Cette attraction, nommée Capillaritum, implique des défis considérables auxquelles s’attellent actuellement différents bureaux d’études.
L’éponge en premier lieu : sa surface mesurera 7 mètres par 6 pour une épaisseur de 5 mètres. Sa fabrication présente des difficultés insoupçonnables allant de la conception préalable d’outils dédiés, à l’approvisionnement et le stockage d’une cellulose possédant des propriétés spécifiques.
La « main » mécanique qui manipulera l’éponge, ensuite : un système hydraulique ultraperfectionné doit permettre à la fois de réaliser le mouvement croisé caractéristique du lavage, mais également de déporter l’éponge de la surface nettoyée pour y réaliser son rinçage et le mouvement de pression nécessaire à son essorage.
D’ailleurs, l’approvisionnement et le traitement des eaux induit également des opérations titanesques : un genre de méga bassine servira de réserve pour l’immersion de l’éponge consécutive au nettoyage et préalable à l’essorage, et une station d’épuration devra également être créée pour y maintenir un standard de qualité défini. L’achèvement de ces infrastructures n’interviendra qu’une fois levés certains verrous administratifs et juridiques, dans le contexte de tension sur la ressource hydrique que connait le comté, comme tant d’autres régions désormais.
Enfin, et c’est techniquement le plus simple, la surface à nettoyer prendra la forme d’un miroir d’eau.
Le parc fournira du pain aux visiteurs qui seront par ailleurs invités à venir avec leurs déchets alimentaires, dans le but de souiller le sol en les y jetant, puis de les voir absorbés par l’éponge.
A terme, l’idée serait de développer le concept pour créer une v.2 du système, encore plus grande, qui permettrait aux visiteurs équipés de scaphandres d’expérimenter eux-mêmes l’absorption par l’éponge, et ainsi se mettre à la place d’une miette de petit-déjeuner.
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Ayant cultivé le secret sur vie privée durant sa phénoménale carrière professionnelle, Dīmītría Manos a réalisé que son manque de visibilité auprès du grand public risquait de desservir son projet. Elle s’est par conséquent entourée d’une armée de communicants pour entreprendre une vaste campagne de promotion de sa personne et imprimer son image dans l’imaginaire commun. Ainsi les réseaux sociaux sont inondés depuis quelques mois de photos et de vidéos de Dīmītría faisant ceci, faisant cela, associant son nom à tous les hashtags possibles et imaginables, apparaissant dans toute type de communauté, réactionnaire ou progressiste, de la littérature à la course automobile, à la fois vegan et pro-chasse. Cette démarche nourrira le marketing du parc dont l’identité serra entièrement axée sur sa fondatrice, son visage représenté dans le logo et reproduit ad nauseam sur les tickets d’entrée, les menus de restaurants, les portières des voiturettes de golf électriques, etc.
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Un temps envisagé, l’attraction consistant à diffuser simultanément dans une pièce capitonnée les 100 bruits les plus détestés sur terre (frottement de polystyrène, crissement de craie sur un tableau, etc.) ne sera finalement pas proposée. Elle ne trouverait probablement pas son public.
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Dès le début, Dīmītría Manos a mis un point d’honneur à ce que les éventuelles innovations technologiques issues du projet soit mises librement à la disposition de la communauté scientifique – aucun brevet par exemple ne sera déposé dans ce cadre : elle entend ainsi contribuer au développement de la recherche.
De même, l’entrée du parc sera gratuite pour favoriser l’accès à la culture du plus grand nombre – seuls les souvenirs et les goodies seront payants, un cabinet de conseil en merch a d’ailleurs été missionné pour maximiser les ventes, on ne se refait pas.
Finalement, au global, Dīmītría Manos s’inscrit dans la tradition altruiste de ces congénères milliardaires.