Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz. A écouter chaque premier jeudi du mois à 21h.
La tracklist :
- CV Vision - Escape To Planet X
- SAUVEUR MALLIA - Reggae Direction
- Gaspard Augé - Vox
- Asa Moto - Make Me Prada
- Georgia Anne Muldrow - Nate Dogg's Eulogy
- John Carroll Kirby - P64 By My Side
- Gramme - Disco Lovers
- Osé - Computer Funk
- Arawak - Hardware
- Shitân - Disco Shitân (Long Version)
- Antonio Torossi, Stefano Torossi - Pericolo Nell’aria
- Richard Pinhas - Melodic Simple Transition
- Il Guardiano Del Faro - Disco Davina
En y réfléchissant bien, il avait toujours eu horreur de faire des choix, fussent-ils infimes et présentant des implications dérisoires. Son horreur des choix n’était d’ailleurs même pas corrélée à leurs enjeux : il lui était aussi pénible de choisir entre deux pull-overs qu’entre deux logements.
Avoir dû opter, à brûle-pourpoint et au milieu de ses amis en devenir, pour une entrée, puis un dessert, puis un plat, lors de son premier passage au self en sixième, était par exemple une expérience dont le souvenir restait particulièrement douloureux. Rapidement, et sans même s’en rendre compte, il avait développé ce qu’on pourrait qualifier de mini-stratégies d’évitement. Ainsi, dans le cas de la restauration scolaire, il avait évacué le problème dès le lendemain, en s’astreignant à prendre systématiquement la première option s’offrant à lui – il en gardait, du reste, une certaine ouverture culinaire. Sa phobie des choix n’avait cependant jamais coïncidé avec une peur de la liberté, bien au contraire. Dès l’enfance il avait compris que c’était justement l’anéantissement des potentiels, la consommation de la liberté que constituait l’action de choisir, qui lui posait un problème. Et qu’il lui fallait donc trouver un arbitre pour son libre-arbitre.
Dé, pile ou face, courte paille, auto-chifoumi, entre-autres lui servaient à contourner, au quotidien, son incapacité à choisir son quotidien. Plutôt efficaces - quoique plus ou moins pratiques - ces techniques ne le satisfaisaient pas : elles étaient en fait assez ennuyeuses et rendaient elles-mêmes ennuyeuses les décisions qui en résultaient. Or, il n’admettait pas que des décisions importantes soient prises sans émotion : il refusait de passer à côté de sa vie du simple fait qu’il ne voulait pas la choisir.
Il n’avait jamais apprécié les jeux de hasard, parce qu’il réservait le hasard aux décisions de sa vie, et sa vie n’était pas un jeu. Et pourtant.
Un jour qu’il zappait à la télévision, il pressa la touche de la première chaine au moment où était diffusé en gros plan des boules bleues et blanches tournoyant furieusement les unes autour des autres, dans un contenant en plexiglass : la scène lui évoqua le balai anarchique d’électrons observés par quelque turbo- microscope. S’il n’avait jusqu’alors jamais porté la moindre attention au tirage du loto, qu’il associait aux soirées monotones chez sa grand-mère, il fut cette fois foudroyé par la dimension hypnotique du dispositif, qui lui donnait l’impression d’accéder en voyeur à une vérité inédite de la vie humaine. Dans cette optique, les cheminements puis stationnements successifs des boules portant les numéros gagnants acquirent une dimension mystique qui acheva de le fasciner. C’est alors que l’évidence s’imposa : il ferait du tirage du LOTO l’outil de ses choix de vie.
C’est ainsi qu’il se mit à entretenir une relation toute personnelle avec les tirages du LOTO. Son règlement de jeu parallèle évoluait au gré des choix à faire. A chaque choix, répondait une modalité de tirage intime.
Le tirage du LOTO devint pour lui, comme pour des millions d’autres, le grand frisson hebdomadaire. Sa singularité consistait à s’en remettre au hasard pour mener sa vie, et non pour la financer.
Ayant décidé d’indexer les choix de sa vie aux tirages du LOTO, il n’était jamais déçu : les mouvements des boules ne manquaient pas d’orienter sa vie dans des développements insoupçonnés.
Bien évidemment les présentatrices et présentateurs du LOTO revêtaient pour lui une grande importance : il les assimilait à des coachs de vie ou des guides, bien que sachant pertinemment qu’ils n’intervenaient en rien dans la sélection des nombres qui trancheraient ses choix. Et à l’inverse, il lui fallait quelques tirages d’adaptations pour chaque nouveau présentateur afin de pouvoir leur dévoiler virtuellement sa vie privée.
Il aimait les chiffres : ils incarnaient à ses yeux l’infaillibilité, et pour cette raison il était heureux de s’en remettre à eux pour les grands choix de sa vie.
Il traversa une période très, très sombre. Tellement sombre qu’il envisagea de commettre l’irréparable. Il établit une liste de 49 moyens d’en finir leur attribua un numéro et là encore confia aux boules du LOTO le soin de trancher. La boule numéro 13 sortit en premier : c’était le numéro correspondant à la roulette russe. Il s’exécuta en conséquence, et mis une unique balle dans le revolver que sa grand-mère, celle des étés monotones, lui avait offert comme souvenir de la guerre. Le barillet l’épargna.
Peu de temps après l’épisode de la roulette russe, il rencontra l’amour ce qui bien sûr changea sa vie. Exit les visionnages fébriles du tirage du LOTO. Le tempérament de sa moitié la portait à tout choisir pour lui, et cela acheva de le combler.
Pierre MAUS