Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz. A écouter chaque premier jeudi du mois à 21h.
La tracklist :
- The Braen's Machine – Gara
- Piero Umiliani - Caretera Panamericana
- Adrian Younge, Ali Shaheed Muhammad - Aquarius (Bring Her Back Home To Me) feat João Donato
- Tex Crick - Chain Of Hearts
- ATA Records - Going Galtactic
- Azzurro Notte - Umido Notte
- Trees Speak – Quantize Humanize
- Vanishing Twin – Light Vessel
- L'éclair - Taishi-Koto, Pt. 2
- I Marc 4 – Underground
- Leroi Conroy - La Gran Mesa
- ALESSANDRO ALESSANDRONI - Afro Voodoo
- Dorothy Ashby - Soul Vibrations
- Last Ex - It's Not Chris
- Oiro Pena - Pritzch
- Alessi Brothers – Seabird
La déflagration euphorique engendrée par la victoire de l’équipe nationale contre les anglais imposa de manière magnétique le prénom de ce nourrisson né l’après-midi du 22 juin 1986 à Buenos-Aires : Diego.
Au même moment, Naples, également submergée par la joie, voyait naître le petit Guido.La plénitude du bonheur familial dans lequel grandirent Diego et Guido, suffit à décrire leur enfance sans qu’il soit nécessaire de détailler leurs milieux respectifs. Evoquons simplement, par cocasserie, le fait que Diego vivait dans le quartier de Palermo à Buenos Aires, quand Guido évoluait dans les quartiers espagnols de Naples et qu’ils purent y faire croitre leur talent commun pour les arts visuels, jusqu’à vivre, adolescent, une passion pour la photographie.
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A la différence de Diego qui ne vivait cette passion que dans son temps libre, Guido fit de la photo son métier, un travail de commande, artisanal. Tous deux réservaient en tout cas leur ambition artistique à la pratique du portrait, et ils avaient abouti, au cours des années, à un style qui leur était propre.
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Dans la deuxième moitié des années 2010, Diego et Guido saisirent l’intérêt que présentait la plateforme Instagram pour exposer au monde leurs images. C’était l’Instagram première mouture, pré-Snap pré-story, qui offrait un cadre à l’image fixe. Sur leurs comptes, les follow et followers connurent une croissance à deux chiffres et ils éprouvèrent la fraternité, souvent même la familiarité, d’une communauté tacite : celle de photographes partageant leurs productions au quotidien ainsi qu’une même esthétique.
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Lorsque Diego explora le compte Guido86_photographer que lui suggérait régulièrement Instagram, il y découvrit une trentaine de portraits d’inconnus. Il éprouva une troublante impression de proximité avec leur auteur : non pas formellement - il pratiquait d’ailleurs la couleur quand ce Guido86 ne faisait que du noir et blanc - mais plutôt une proximité dans l’intention, ou quelque chose comme ça. Il s’abonna à ce compte, et Guido s’abonna en retour, mû par un ressenti équivalent.
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Dans le sefer des publications quotidiennes, les images de l’un sautaient systématiquement aux yeux de l’autre : elles crevaient l’écran, tactile en l’occurrence.
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Diego et Guido commencèrent à s’échanger des messages privés, et prirent l’habitude de commenter leurs travaux. Des commentaires précis, pertinents mais dans la retenue : ils craignaient que leur intérêt pour la production, et en réalité, pour la personnalité de l’autre, ne fut pris à tort pour une approche amoureuse.
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Un jour Diego voyageait en Italie pour affaires. Il proposa à Guido de saisir cette opportunité pour venir le rencontrer, et celui-ci l’invita bien volontiers dans son studio, en plein cœur des Quartiers Espagnols.
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Diego arriva devant le studio Guido. Il sonna. La porte s’ouvrit et Guido apparut. Le temps se suspendit. Ils étaient sosies. Après quelques instants d’hésitation, Guido le fit entrer essayant de réactiver l’accueil chaleureux avec lequel il lui avait ouvert la porte. Comment amorcer la discussion ? Lui parler de son voyage semblait absurde compte-tenu de l’étrangeté de la situation. C’est Diego qui amorça la discussion une fois entré : hésitant, il lui demanda s’il partageait le constat de leur incroyable ressemblance. Evidemment, le constat était partagé. Et plus les secondes passaient et plus ils étaient époustouflés par cette ressemblance. Même visage, même crâne rasé, même corpulence, tout, de même.
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Diego et Guido entreprirent de découvrir jusqu’où allait cette ressemblance. Ils se demandèrent leurs taille, pointure, poids : identiques. La cicatrice en V au-dessus de l’arcade sourcilière : identique. Le pied grec à gauche : identique. Tout, tout, y compris la voix, la posture, absolument tout était identique.
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Comment expliquer la situation ? Une telle ressemblance pouvait-elle être le fruit de l’atavisme ? Impossible. Avaient-ils de la famille en commun ? Pas qu’ils le sachent. Était-il possible que le père de l’un ait eu une relation extra-conjugale avec la mère de l’autre ? Impensable. Etaient-ils des jumeaux qu’on aurait séparés à la naissance ? Même les jumeaux ne sont pas absolument identiques et en plus divergent avec le temps. Et puis surtout la ressemblance ne se limitait pas à leur patrimoine génétique, mais s’étendait à toutes les petites choses liées à la manière dont ils avaient fait usage de leur corps. Auraient-ils voulu pousser leur ressemblance à ce point, ils n’y seraient pas parvenus. Peut-être était-ce la « main de Dieu » ?
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Une personne à qui l’on présente son sosie est généralement déçue, voire vexée par la rencontre : d’abord parce que la ressemblance n’est généralement pas réelle, mais surtout parce que cela révèle à la personne le regard que les autres portent sur elle, et qui diffère nécessairement de celui qu’elle porte sur elle-même. Le cas de Diego et Guido était tout à fait différent : ils se repurent de l’observation de l’autre, s’analysant eux-mêmes par cette occasion. C’était comme s’ils sortaient d’eux-mêmes pour découvrir le son de leur voix, la manière dont ils occupaient l’espace, sans la médiation d’un appareil photo, d’une caméra ou d’un miroir qui biaise toujours cette perception. Ce qu’ils vivaient était unique et de toute évidence inédit.
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Après plusieurs heures à se scruter, Diego et Guido décidèrent de se photographier l’un l’autre. Ils s’accordèrent sur l’objectif, l’éclairage, la distance, etc. et quand tout fût prêt Guido fit le portrait de Diego, puis Diego celui de Guido. Ils n’avaient jamais pratiqué l’autoportrait car ils considéraient l’un et l’autre que le dispositif que cela nécessitait nuisait à la sincérité de l’image. Issu de la mise en commun de leur art et de cette situation si étrange, ces portraits furent leurs plus beaux. Ils gardèrent tous deux, les deux portraits.
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Diego repartit en soirée comme prévu. Ils convinrent de ne plus jamais se rencontrer ni de s’envoyer des photos d’eux à l’avenir. Ils étaient convaincus que leurs corps continueraient à évoluer de manière identique.
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Un site internet recense des situations invraisemblables dont l’explication rationnelle a fini par être trouvée : une voiture qui tombe en panne lorsque son conducteur achète de la glace à la vanille, mais pas aux autres parfums ; un TGV dont les pannes aléatoires se révèlent être liées au déclenchement d’une chasse d’eau, etc. Peut-être qu’un jour, ce site affichera une explication rationnelle à la ressemblance exceptionnelle de Diego et Guido.
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Pierre MAUS
Illustration : VANISHING TWIN – OOKII GEKKOU - Artwork : Nicola Giunta