Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.
Tracklist :
Sonido Verde de Moyobamba – Recordando A Aguaytia
Biluka y Los Canibales – Anacu De Mi Guambra
The Scorpions & Saif Abu Bakr – Azzah Music موسيقي عزة
Piero Umiliani – Vecchie Strade
Sven Libaek – White Limestone Blues
Misha Panfilov – Electronia
Duke Ellington – Didgeridoo
Chris McGregor – MRA
Roger Webb – Bartleby 9
Ahmed Malek – Omar Gatlatou
Fitz Gore – Musication (The Talisman)
Max Roach – Abstrutions
Martial Solal – Un train vaut mieux que deux tu l'auras
Stelvio Cipriani – Dov'è Anna pt.18
Stefano Torossi – Being friendly
Chaque veille de vendredi, Domingo se rend au Caravansérail à deux rues de chez lui. C’est un ciné de quartier avec tout ce qu’on s’accorde à trouver comme qualités à ce type d’établissement mais dont on ne saurait dire si elles en sont vraiment : aménagement cheap, kitsch, ou vintage – c’est selon –, programmation résolument indépendante mais pas toujours en accord avec les attentes des clients – qui y vont malgré tout –, personnel sympa quoiqu’insondable. En tout cas, un lieu qui tient la promesse initiale du cinéma : oublier, le temps d’une projection, la vie réelle qu’elle soit excitante, morne, belle, compliquée, interminable, vide – c’est selon.
***
Ce jeudi, Domingo va voir Rire dur ou mourir, le premier film du québécois Denis Laplanche diffusé dans le cadre d’une rétrospective qui lui est consacrée par le Caravansérail. Denis Laplanche est ce réalisateur qui, dans les années 80, s’était singularisé par une critique sans détour du capitalisme occidental, à travers des parodies de différents genres cinématographiques, se déroulant toujours dans les milieux d’affaires. Quoiqu’assez confidentiels aujourd’hui, certaines de ses œuvres avaient acquis le statut de « film culte » au Québec, notamment – et paradoxalement – au sein de la population yuppie qui avait alors pris l’habitude de ponctuer de répliques phares certaines situations professionnelles, pour en souligner l’absurdité.
***
L’œuvre de Laplanche est surtout fascinante par son caractère visionnaire : la déforestation, l’empoisonnement chimique au quotidien, les problèmes induits par l’épuisement des énergies fossiles et le cynisme des entités qui ont tout fait pour les planquer, et même le continent de plastique ! Toute la palette des dévastations de l’environnement y est annoncée. Revoir ces films à l’aune des derniers rapports scientifiques non lus ou des constats climatiques empiriques de chacun est vertigineux et bouleversant.
***
Dans le hall tapissé de vieille moquette bordeaux, l’affluence attendue pour le cycle Denis Laplanche explique qu’on ait installé des poteaux de file d’attente en métal - on dirait du laiton mais ce serait étonnant. D’épais cordons en velours rouge y sont accrochés, et permettent de guider les clients vers le guichet ou directement vers la salle 2 pour les abonnés et les invités disposant d’un passe-droit culturel. Domingo arrive plus tard que prévu, environ quinze minutes après l’heure de démarrage annoncée sur le programme. Un couple de soixantenaires patiente au guichet : l’homme, total look marron, porte un chapeau en feutre, une longue veste en cuir et une écharpe pendant autour du cou ; sa femme perdue dans un vaste manteau à gros motif pied de poule arbore d’imposantes lunettes rouges, type Jean-Pierre Coffe. Hugo, le jeune qui tient la caisse a momentanément quitté son poste : peut-être aide-t-il le projectionniste, peut-être écoute-t-il la prof de fac qui contextualise le film avant sa diffusion et amorce le débat qu’elle animera après.
Domingo profite de l’attente pour examiner tous ces éléments de décor familiers : les grandes affiches de films des années 50 côtoyant celles des prochaines sorties, les grands philodendrons et le comptoir à pop-corn également déserté. Il n’y pas d’endroit sur terre où il se sente mieux qu’au Caravansérail.
***
Dès son premier vrai long-métrage, Rire dur ou mourir, le réalisateur Denis Laplanche a recouru à ce qu’il appelait la Technicoulure, une technique consistant à coloriser grossièrement et selon des couleurs aléatoires les scènes tournées en noir et blanc. Ce choix devait renforcer le côté pastiche de ses films et contribuer formellement à dénoncer l’irrationalité de l’avidité capitaliste. C’est à peu en près ces termes que l’enseignante chercheuse était en train de terminer son introduction, lorsque Domingo a pénétré dans la salle 2, juste à temps pour s’assoir avant que la lumière ne s’éteigne, en bout de rangée à côté du couple de soixantenaires qui le précédait à la caisse.
***
Et de fait, la Technicoulure, le procédé de colorisation volontairement approximatif mis au point par Denis Laplanche continue, quatre décennies plus tard, de produire un étrange effet burlesque qui transporte les spectateurs dans un monde psychédélique de cadres dévoués à la rentabilité. Domingo est subjugué. En revanche, il est perturbé par la posture de sa voisine aux lunettes rouges qui vient de passer sa jambe par-dessus l’accoudoir pour la faire reposer sur les cuisses de son mari, lequel a d’ailleurs gardé son chapeau une fois installé.
***
Outre son audace formelle, la progression scénaristique de Rire dur ou mourir est implacable. Une dizaine de collègues potaches, prétendent tourner en dérision la société de services financiers dans laquelle ils travaillent, ce qui donne lieu à des sketchs et des dialogues mordants. On découvre au fur et à mesure que derrière ce cynisme se cache un mal-être existentiel que chacun d’entre eux s’emploiera à masquer du mieux qu’il peut, alimentant ainsi un système toxique qui les consume. Cela ne semble pas perturber le voisin au chapeau qui caresse la cuisse de son épouse d’une manière qu’on peut, à ce stade, qualifier de pressante.
***
Dès l’enfance Domingo a pris l’habitude d’aller au cinéma. Chaque semaine sa mère l’emmenait dans une salle des grands boulevards à Paris: c’était l’occasion de moments privilégiés, la cristallisation d’un bonheur insouciant. Parfois son père, surinvesti dans son travail, parvenait à se libérer pour les y retrouver. Le plaisir était alors décuplé, et Domingo conserve intact le souvenir du profil de ses parents reflétant la lumière de la toile. Une image si éloignée du spectacle qu’offrent ses voisins qui s’embrassent désormais à pleine bouche.
***
Cependant que le spectateur s’habitue visuellement à la Technicoulure, l’impression de malaise générée par la situation des personnages monte en puissance : ils semblent s’engluer dans une situation professionnelle qu’ils feignent pourtant de maîtriser. En cela, le procédé formel élaboré par Denis Laplanche sert sa critique d’une société capitaliste ayant perdu le contrôle, déconnectée de la réalité et finalement nuisible.
Dans l’enthousiasme, le voisin a fait tomber son chapeau à ses pieds. L’ayant ramassé, il le remet sur sa tête et se penche à nouveau sur son épouse pour l’embrasser plus bruyamment encore.
***
Les lumières se rallument. Sur l’étroite scène au pied de l’écran, l’équipe du Caravansérail s’affaire à disposer une table basse, quatre fauteuils et autant de verres d’eau, en prévision du débat qui va désormais se tenir. Domingo qui ressent depuis le milieu du film une gêne lancinante quitte la salle par la sortie donnant sur la ruelle derrière le bâtiment. Sur le chemin du retour, il réfléchit. Tout compte fait, son père qui a passé sa vie dans une tour de la Défense à travailler pour un groupe du CAC40, c’est un peu un personnage de Rire dur ou mourir. Le souvenir totem de ses parents assis à ses côtés dans un cinéma lui revient à nouveau, mais cette fois comme traité en Technicoulure. Et si finalement, lui-même, qui s’est toujours senti d’aplomb par rapport au monde, s’y tenait en réalité en porte-à-faux ? S’il n’était pas à distance du problème mais en faisait pleinement partie ?
