Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
La présidence française de l’UE arrive à son terme. Quel bilan peut-on en tirer ?
Pour faire le bilan, commençons par rappeler les objectifs. Emmanuel Macron avait annoncé vouloir favoriser une Europe « puissante dans le monde » et « libre de ses choix et maître de son destin ». Il avait évoqué quelques pistes : une réforme de l’espace Schengen, un renforcement des liens avec certains partenaires extérieurs, Afrique et Balkans occidentaux notamment. Lors de son premier quinquennat, il avait aussi évoqué plusieurs initiatives en matière de défense européenne, afin de permettre à l’UE de mieux s’insérer dans le jeu géopolitique mondial.
Mais le contexte stratégique, justement, a été profondément modifié dès le début de la présidence française par le déclenchement de la guerre en Ukraine
Effectivement : le début de la guerre en Ukraine a profondément modifié le contexte de la présidence française :
Tout d’abord, en modifiant la donne économique : les sanctions européennes sur la Russie se sont accompagnées d’une forte inflation dans les pays membres. D’après les données d’Eurostat, le prix de l’énergie a augmenté de 39,2% depuis un an en zone euro. L’inflation est générale, notamment pour les produits alimentaires. La fermeture des marchés russes et ukrainiens a suscité une explosion du cours des céréales, qui fait désormais craindre des épisodes de famines dans certaines régions d’Afrique ou du Moyen-Orient. La déstabilisation de l’économie mondiale risque de susciter des tensions sociales et politiques importantes. Et leurs répercussions seront loin de se limiter au territoire européen.
La guerre en Ukraine a aussi, évidemment, modifié la donne stratégique pour les pays européens : la menace russe, sur laquelle les pays orientaux de l’UE insistaient depuis plusieurs années, est devenue prioritaire sur d’autres menaces, comme le terrorisme. Cela a des implications en termes de défense et d’armement. On ne lutte pas avec les mêmes armes contre des groupes terroristes ou un pays comme la Russie. Il faut donc réorienter l’effort de défense.
Toutefois, il faut nuancer la rupture induite par l’attaque russe contre l’Ukraine. Nombreux sont les défis qui se posent actuellement à l’Europe qui étaient déjà en germe bien avant, y compris en ce qui concerne la Russie. Hasard du calendrier, la dernière présidence française du Conseil de l’UE, sous Nicolas Sarkozy, en 2008, avait déjà été marquée par un conflit, dans les régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, où l’armée russe était intervenue. Les tensions avec la Russie ne sont pas nées au mois de février. Elles sont allées crescendo depuis la crise géorgienne, et le conflit au Donbass dure depuis 2014.
Néanmoins, tout cela ne rend-t-il pas nécessaire une redéfinition de la défense européenne ?
Bien avant la présidence française, il était de toute façon prévu que cette année 2022 serait une année clef pour la défense européenne. La parution du nouveau livre blanc européen de la défense était annoncée depuis 2020. Il a été effectivement été adopté le 25 mars par les chefs d’États et de gouvernement des 27, réunis en Conseil européen à Bruxelles. Il s’intitule « boussole stratégique » et définit les grandes orientations de la sécurité et de la défense européennes jusqu’en 2030.
Que prévoit cette « boussole stratégique » ?
Elle s’articule autour de quatre piliers :
Le premier, intitulé Agir, est consacré à la gestion de crise. Y figure notamment la création d’une force de déploiement rapide de 5 000 hommes.
Le deuxième, intitulé « assurer la sécurité » propose une « boite à outils » pour faire face collectivement aux menaces hybrides, mais évoque aussi la sécurité maritime et la politique spatiale européenne.
Le troisième, « investir », prévoit l’augmentation des dépenses de défense, et des investissements en hausse dans les industries militaires.
Le quatrième, « Travailler en partenariat », est consacré au volet institutionnel, aux coopérations entre les structures internes de l’UE et d’autres organisations internationales, comme l’OTAN, l’Union africaine, ou avec des pays comme les États-Unis.
Mais c’est une feuille de route. Qui confirme des initiatives déjà prises, comme les investissements en matière d’armement, ou qui fait état d’intentions. Il reste à confirmer, dans la pratique, ces propositions. Les achats d’armement américain par l’Allemagne montrent, par exemple, qu’il reste beaucoup à faire pour transformer les déclarations en décisions.
Alors peut-on tirer un bilan global de la présidence française du Conseil de l’UE ?
Il y a eu indéniablement des déceptions. La réforme voulue par Emmanuel Macron de l’espace Schengen, par exemple, n’a pas avancé, malgré l’arrivée de réfugiés ukrainiens qui auraient pu susciter une réflexion commune sur l’accueil des migrants.
Les ambitions françaises concernant les relations avec le continent africain ont, quant-à-elles, pâti de la crise ouverte entre les gouvernements français et maliens. La force européenne Takuba a dû revoir son déploiement dans la région en même temps que la force Barkhane. Et on se souvient du refus malien d’accueillir les troupes que le Danemark avait mises à la disposition de l’UE au Mali. Certes, un sommet Union européenne – Union africaine a eu lieu, mais avec des déclarations de bonne volonté qui restent à traduire en fait.
On peut noter aussi des avancées, ou plutôt des espoirs d’avancées, notamment sous la contrainte de la guerre en Ukraine. L’UE est désormais obligée de revoir sa politique énergétique. Les 27 tergiversent depuis de nombreuses années sur ce sujet. Ils sont désormais au pied du mur : il faut repenser l’ensemble de la politique énergétique européenne. On peut bien sûr regretter que les 27 aient attendu cette extrémité pour se saisir de la question. Mais on peut espérer qu’il en sortira quelque chose de positif.
Autre effet indirect : l’opinion publique européenne s’est, sous l’effet de la guerre, saisie de certains enjeux européens. La médiatisation du conflit aura permis de connaître certains acteurs de la vie politique européenne, comme Ursula von der Leyen et Charles Michel, et, avec eux, les fonctions qu’ils occupent. Les sommets européens ont été médiatisés comme rarement auparavant. La question de la candidature ukrainienne à l’UE a suscité de nombreux articles sur les mécanismes des élargissements européens.
On peut certes regretter que cet intérêt de la population découle de la guerre et non d’une initiative politique. À cet égard, la présidence française ne s’est pas distinguée des autres, et n’a pas brillé par ses initiatives.
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron