Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, mais aussi à l’occasion de notre actuelle campagne présidentielle, on entend des attaques récurrentes contre une Europe qui serait vassale des États-Unis. Cette idée est-elle si récente ?
La mise en cause d’une Europe qui serait vassale des États-Unis est en fait contemporaine des débuts mêmes de la construction européenne. Elle a notamment été développée par le camp communiste, pendant les décennies de guerre froide.
La critique s’appuyait sur le soutien, réel, que les États-Unis ont apporté, en début de guerre froide, à la construction de l’Europe. Si l’Europe s’est unifiée économiquement c’est d’abord pour répondre aux attentes américaines et bénéficier ainsi des aides du plan Marshall : c’est l’origine de l’OECE, l’Organisation Européenne de coopération économique, créée par Seize États européens en 1948.
Ensuite, les États-Unis ont soutenu les initiatives européennes qui favorisaient le relèvement des économies européennes ainsi que la réconciliation franco-allemande, gage de paix en Europe. Pour renforcer le camp occidental en guerre froide. Pour ne pas être entrainé dans un nouveau conflit mondial par les rivalités européennes. Et parce que cela servait aussi le nouvel ordre économique américain.
Ajoutons que les États-Unis ont alors aussi participé à la défense de l’Europe : la mission en a été confiée à l’Alliance atlantique dès 1949. Un traité européen avait été signé, auparavant, en 1948 : le traité de Bruxelles, qui avait créé l’Union occidentale. Mais les Européens avaient très vite constaté leur impuissance, seuls, à faire face à la menace soviétique. Et ils avaient appelé les Américains – États-Uniens et Canadiens – à l’aide.
Ce soutien relativement large des États-Unis en faveur de l’Europe occidentale a été perçu par ses détracteurs comme un signe de dépendance, de vassalité.
Il n’y a, cependant, pas eu seulement de beaux jours entre l’Europe et les États-Unis…
Effectivement. Les relations transatlantiques sont parsemées de crises, de tensions et de « malentendus », pour reprendre une formule chère à Kissinger.
Un exemple de l’ambivalence de la position américaine : Les États-Unis ont soutenu la création du marché commun et le relèvement économique de l’Europe, car cela offrait un débouché stable pour leurs productions industrielles. Mais lorsque, au début des années 1970, la balance commerciale entre la Communauté européenne et les États-Unis leur devient défavorable, ils n’hésitent pas à prendre des mesures unilatérales. En 1971, Nixon décide, seul, de suspendre la convertibilité du dollar, c’est-à-dire de mettre fin aux accords de Bretton Woods de 1944. Il remet ainsi en question l’ensemble du système monétaire international, sans consulter les Européens. En d’autres occasions, Washington n’hésite pas entrer en conflit commercial avec les Européens. Pensons à la fameuse « guerre de la banane » durant laquelle, entre 1993 et 2011, les États-Unis soutiennent les États latino-américains contre les Européens.
Tout cela montre que le soutien américain à la politique européenne reste largement conditionné par ses intérêts économiques.
En est-il de même en matière stratégique ?
Dans ce domaine, Washington a tenu à conserver un lien fort avec l’Europe. Notamment en souhaitant maintenir l’OTAN, y compris à la fin de la guerre froide. En 1991, James Baker voulait en faire un forum du monde occidental. C’est pour cela que les États-Unis ont soutenu les élargissements, de l’OTAN comme de l’Union européenne, aux anciens pays du bloc communiste. Des élargissements perçus comme un facteur de consolidation de la démocratie et d’unification du continent européen. L’élargissement est « une bonne chose pour les pays impliqués, une bonne chose pour l’ensemble de l’Europe et une bonne chose pour notre partenariat transatlantique », disait le secrétaire d’État Colin Powell en 2004.
Les effectifs des forces américaines pré-positionnées en Europe ont beaucoup diminué depuis la fin de la guerre froide. Mais il restait 64 000 soldats américains en Europe en 2021, soit 37% des troupes américaines déployées dans le monde. Cela reste important, compte-tenu du redéploiement américain de ces dernières années vers l’Asie et le Moyen-Orient.
Mais les relations transatlantiques restent déséquilibrées ?
Dans ce domaine stratégique, oui, les relations transatlantiques demeurent déséquilibrées, notamment du fait de l’écart considérable entre les budgets militaires des États-Unis et des pays européens. En 2020, les Européens ont dépensé en moyenne 430 euros par habitants pour leur défense, les Américains 2 168 dollars (soit 1 875 euros). Cela représentait en 2021 exactement 3,73% du PIB américain, quand la France y consacrait 1,8 % et l’Allemagne 1,56%. La guerre en Ukraine a suscité un effort de réarmement des pays européens. Ces chiffres seront donc peut-être amenés à évoluer au cours des prochaines années. Mais le déséquilibre sera difficile à combler.
D’autant que les dépenses européennes de défense se font souvent au bénéfice de l’industrie américaine. La Belgique achète des F35, la Suède des batteries Patriot, la Pologne des F35 et des systèmes Himars. Et l’Allemagne vient d’annoncer l’achat de F35. On continue ainsi à importer des armes américaines alors que l’Europe développe des programmes d’armement comparables. Pour le dire autrement, le déséquilibre s’explique aussi par le fait que la plupart des pays européens regardent systématiquement vers les États-Unis pour leur défense.
Et dans le domaine économique ?
En matière économique, un élément fort du déséquilibre de la relation États-Unis / Union européenne réside dans le recours systématique à l’extraterritorialité du droit américain par le Congrès américain. Les États-Unis imposent ainsi leurs lois et leurs normes sur le territoire européen, notamment à des entreprises. Il y a là une évidente atteinte à la souveraineté des États européens. Ce qui pose problème en matière de réglementation environnementale, fiscale ou bien encore de protection des données personnelles. Il y a là une forme de diplomatie juridique sans équivalent.
Mais qui peut aussi toucher à la politique extérieure. Un exemple seulement : en 2015, les États-Unis imposent des pénalités à la BNP Paribas et à la Deutsche Bank au prétexte qu’elles ont violé les sanctions économiques imposées par les États-Unis à l’Iran et la Syrie. Ce faisant, Washington tente de dicter faire endosser par d’autres pays ses propres décisions en matière de politique extérieure. Il y a là un enjeu de souveraineté fondamental pour les Européens, et un terrain à investir pour l’avenir.
Jenny Raflik au micro de Cécile Dauguet