Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
La Russie a mis sa menace à exécution, après avoir prétendu être ouverte à la négociation et à la voie diplomatique. Il fallait s’y attendre ?
On pouvait s’y attendre, mais ça restait quand même de l’ordre de l’improbable. Or, ce matin, le monde entier s’est réveillé en état de choc. Bien sûr, ça faisait plusieurs semaines que Vladimir Poutine faisait planer le spectre de la guerre en Ukraine. Mais beaucoup n’y croyaient pas vraiment. On pensait qu’il avait déjà été assez loin en reconnaissant l’indépendance des deux régions séparatistes du Donbass lundi soir. Mais on l’a clairement sous-estimé, et quand je dis « on », j’entends l’ensemble des Européens pour qui la paix sur leur sol était devenue un état de fait qu’on pensait à tord irréversible.
Cette semaine les évènements se sont enchainés très rapidement : dimanche Emmanuel Macron annonçait un sommet entre Vladimir Poutine et Joe Biden, et lundi, le Président Russe reconnaissait l’indépendance de deux régions d’Ukraine. Et dans la nuit de mercredi à jeudi, il envahissait l’Ukraine. Comment en est-on arrivé là ?
Lorsque Vladimir Poutine amasse des troupes militaires aux frontières ukrainiennes il y a quelques semaines, il commence un bras de fer avec l’Occident et met sur la table des négociations plusieurs revendications, notamment et surtout l’assurance que l’Ukraine n’entrerait jamais dans l’OTAN ni dans l’UE. Ce qu’il veut en réalité c’est stabiliser sa zone d’influence, et l’étendre vers l’Ouest. Et cette ambition de retrouver de l’influence, Poutine ne la cache plus puisque lundi soir dans son discours il a pour la première fois fait explicitement référence à la Russie de Lénine, et à la puissance perdue de la grande Russie.
C’est une revanche sur l’histoire que souhaite Vladimir Poutine ?
En quelque sorte. Il faut bien comprendre que la Russie se sent méprisée depuis de nombreuses années, sur la scène internationale, elle a le sentiment de ne pas être prise au sérieux. Et elle regarde avec inquiétude l’occidentalisation ou l’européanisation des anciens pays de l’Union soviétique, dont une bonne partie ont rejoint l’UE et l’OTAN. Donc avec l’invasion de l’Ukraine, Poutine a plusieurs objectifs en tête : déjà il veut enclaver l’Ukraine et déstabiliser le gouvernement ukrainien (qui est ouvertement pro-UE et pro-OTAN). Ensuite, il cherche à étendre sa zone d’influence et à affirmer son pouvoir de nuisance. Il nous montre de quoi il est capable, qu’il est capable de passer des simples menaces à l’invasion militaire.
Mais ça veut dire qu’il n’a pas peur des représailles, qu’il sait que les Occidentaux ne l’attaqueront pas en retour ou ne défendront pas militairement l’Ukraine ?
Il n’en était pas sûr au départ, puisque les premières semaines du conflit ont été le moyen de tous nous tester. Mais très vite, trop vite, le Président Américain Joe Biden a déclaré que les États-Unis n’enverraient pas de soldats pour défendre l’Ukraine. Donc là, Poutine était déjà rassuré. Après, il y a les conséquences économiques et commerciales. Même si la Russie les a anticipé, elles vont être très très lourdes. L’arsenal qui va être déployé par l’UE et les États-Unis va correspondre en fait à un blocus de la Russie : on parle notamment de leur interdire l’accès aux marchés financiers européens, de couper les financements occidentaux de la dette russe, de débrancher la Russie du réseau financier Swift, le système de transactions financières qui compte près de 40 millions de transactions par jour. Donc ces sanctions elles vont impacter la Russie. Mais elles n’ont pas été assez dissuasives pour l’empêcher d’envahir l’Ukraine.
Et une intervention militaire des Occidentaux est envisageable ?
Non, pas à ce stade. Malheureusement, la riposte militaire pourrait encore aggraver la situation et donner une dimension mondiale à cette guerre. Ce qu’on peut faire, et on le fait déjà, c’est envoyer des armes et du matériel militaire à l’Ukraine, et poursuivre la voie diplomatique avec la Russie.
En revanche, si la Russie allait plus loin encore, c’est-à-dire si elle dépassait les frontières de l’Ukraine pour aller en Pologne, en Hongrie ou en Roumanie qui sont des pays limitrophes de l’Ukraine, là les choses seraient bien différentes puisqu’ils sont membres de l’UE et de l’OTAN. Donc l’article 5 serait probablement enclenché, c’est-à-dire la solidarité de tous les membres de l’Alliance en cas d’attaque d’un des leurs. Mais là, on entrerait dans un conflit direct avec la Russie et les conséquences seraient très très lourdes, pour tout le monde donc espérons que la folie de Vladimir Poutine s’arrête à temps.
On a beaucoup entendu dire que l’Union européenne était dépassée par ce conflit et que les négociations étaient surtout menées entre les États-Unis et la Russie, même si le Président français a joué un rôle indéniable de médiateur. Est-ce que cette crise porte un coup dur à la crédibilité de l’UE en tant que puissance ?
C’est vrai que la voie diplomatique qu’avait ouvert le Président français le week-end dernier a échoué, et cet échec à mis les Européens dans une position très inconfortable, presque humiliante. Et on ne doute pas que c’était un des objectifs de Vladimir Poutine.
La crise en Ukraine nous a un peu donné l’impression d’être revenu 50 ans en arrière, en pleine Guerre froide. L’UE a été utilisée comme une zone tampon entre deux blocs qui s’affrontent et qui profitent mutuellement de cet affrontement. Les seuls qui n’en profitent vraiment pas, c’est les Européens. Alors oui, c’est un coup dur pour la crédibilité européenne, mais c’est surtout une opportunité décisive pour la constitution d’une véritable puissance européenne.
Pourquoi ?
Parce qu’on assiste depuis plusieurs jours à quelque chose d’assez inédit : les réactions des 27 sont unanimes sur les sanctions. Même l’Allemagne qui est très dépendante du gaz russe a fini par accepter de suspendre l’autorisation de mise en service du gazoduc Nord Stream II.
Ce qui est en jeu maintenant, c’est l’avenir de l’Europe de la Défense : ça fait déjà deux ou trois ans que le tabou a été levé sur cette question et que les discussions s’intensifient pour accélérer la création d’une vraie défense européenne, militaire bien sûr, mais aussi au niveau industriel, technologique, cyber... Donc au final, il y a des raisons d’espérer que la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine aura été le coup de semonce dont les Européens avaient besoin pour prendre conscience de l’urgence d’assurer la sécurité collective du continent.
Crédit photo : ARIS MESSINIS / AFP
Joséphine Staron au micro de Laurence Aubron