Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
Cette semaine l’Union européenne a voté le 6ème paquet de sanctions contre la Russie, avec toutefois quelques dérogations, notamment pour la Hongrie. Est-ce que ça prouve une fois de plus que la solidarité européenne est une solidarité « à la carte » ?
Depuis le début de la construction européenne, il existe un débat quasi existentiel entre d’un côté les partisans d’une solidarité homogène, donc la stricte application et le strict respect des règles pour tous les États membres ; et de l’autre, ceux qui défendent Europe « à la carte », dans laquelle chacun viendrait piocher ce qu’il veut en termes de politiques et de règles et où tous pourraient négocier des exemptions s’ils le désirent. Dans les faits, l’Union européenne s’est construite sur un juste milieu, un équilibre entre ces deux visions opposées de la solidarité européenne. Ce juste milieu, c’est une vision pragmatique des choses qui repose sur la fameuse méthode des « petits pas » de Jean Monnet : c’est-à-dire que si un État membre refuse l’avancée de l’intégration européenne dans un domaine en particulier, il ne faut pas nécessairement que son véto entraine un blocage de l’ensemble. D’où le régime de dérogations ou, dans le jargon européen, de différenciation, qui existe au sein de l’UE. Mais attention, c’est un régime très encadré et prévu par les traités, avec des règles bien spécifiques.
Donc en refusant l’embargo total sur le pétrole russe, tel que le souhaitent les États européens, la Hongrie joue quand même selon les « règles » de l’UE ?
Oui, en fait ce qu’il se passe dans ce cas précis, c’est que la Hongrie veut sécuriser ses approvisionnements de pétrole russe, dont elle est particulièrement dépendante, et surtout parce qu’elle bénéficie de fortes réductions du prix du baril de pétrole importé de Russie. Ce qui fait que lorsqu’elle exporte ce même pétrole, elle fait une grande plus-value. Donc économiquement, les importations de pétrole russe sont très importantes pour la Hongrie. Mais Viktor Orban n’est pas le seul à avoir demandé une dérogation sur l’embargo de pétrole. La République Tchèque et la Slovénie l’ont exigé aussi. La Bulgarie a également obtenu un aménagement, d’autant qu’elle a déjà été privée du gaz russe quand Vladimir Poutine a brusquement coupé les vannes il y a quelques semaines. Et puis la Grèce, Malte et Chypre ont aussi obtenu d’autres formes de dérogations. Donc l’embargo sur le pétrole russe n’est que partiel aujourd’hui. Cependant, il concerne quand même près de 90 % des importations. Et c’est déjà énorme.
Est-ce que ce système de dérogations ne va pas à l’encontre du principe de solidarité européenne et d’unité des États membres ?
Là encore, on pourrait avoir une vision idéaliste de l’UE et vouloir que tous les États parviennent à tomber d’accord sur tout en même temps. Mais il ne faut pas oublier que les États ont tous des intérêts particuliers à défendre, qu’ils conservent une souveraineté nationale forte dans de nombreux domaines, et que si on veut que l’intégration continue d’avancer, il faut adopter un principe de réalisme politique et accepter que des dérogations puissent être décidées. Et souvent, elles sont justifiées car elles prennent en compte la diversité des situations nationales. La semaine dernière, dans ma chronique sur le concept de désobéissance, je rappelais la dérogation qui a été accordée au Portugal et à l’Espagne concernant le blocage des prix de l’électricité : après des négociations qui ont duré plus d’un mois, ces deux pays sont parvenus à faire reconnaitre à la Commission et aux autres États membres que cette dérogation était nécessaire, puisqu’il existait trop peu d’interconnexions avec le reste du continent et qu’ils étaient obligés de fonctionner comme une « île » énergétique.
Mais est-ce qu’il n’y a pas des abus de ce système de dérogations qui justifierait la critique que l’on va de plus en plus vers une Europe « à la carte » ?
Si bien sûr. Et ceux qui en ont le plus abusé, ce ne sont pas les Hongrois, mais d’abord les Britanniques. Ils étaient les fervents défenseurs de cette solidarité « à la carte ». Et lorsqu’ils ont compris que ce n’était pas comme ça qu’avait été pensé ni construite la solidarité européenne, ils ont choisi de partir. Le système de différenciation a une vertu, c’est qu’il permet de prendre en compte la diversité des situations nationales et que les politiques européennes ne cherchent pas à tout homogénéiser d’un coup d’un seul. Ça montre bien que la négociation, la discussion et la recherche du compromis sont toujours les voies privilégiées. En revanche, il y a des règles qui, elles, ne souffrent aucune dérogation. C’est le cas par exemple des principes liés à l’état de droit. Et c’est pour ça que la Cour de Justice de l’UE a condamné récemment la Hongrie et la Pologne. Donc on ne peut pas, en tout cas pas encore, parler d’Europe ou de solidarité « à la carte ». En revanche, il faut être très vigilant car plus les intérêts des États ou leurs visions de l’Union européenne divergent, plus les régimes dérogatoires vont se multiplier. Et le risque, à terme, c’est de voir une vraie détérioration de la solidarité européenne, en tant que principe constitutif de l’UE.
Joséphine Staron au micro de Laurence Aubron