Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Vous voulez, cette semaine, nous raconter une histoire édifiante ?
C’est d’abord l’histoire d’une famille. Dans les Pays-Bas des années 1960, le père ne se sent pas vraiment à l’aise dans cette société qui, depuis peu, se proclame libérée de tout tabou, connue dans le monde entier pour sa permissivité, qu’il s’agisse de l’accès libre aux hallucinogènes ou de la sexualité sous toutes ses formes. Avec sa famille, M. FEENSTRA (c’est son nom) décide donc d’émigrer au Canada, où, pense-t-il, il retrouvera un environnement plus traditionnel. Pour ce que nous en savons, ce fut le cas.
Où voulez-vous nous emmener, QD ?
Pour l’instant, pas plus loin que la Province canadienne de l’Alberta, où Arend, le fils aîné des FEENSTRA, ingénieur agronome de formation, dirige de façon rigoureuse plusieurs exploitations agricoles successives. Marié à une fille du pays, aujourd’hui quadragénaire, ce solide gaillard à la barbe soignée est à la tête d’une tribu de neuf enfants. Mais voilà, chez les FEENSTRA, l’histoire se répète : son épouse, Anneesa, et lui s’inquiètent de l’évolution de la société canadienne, traversée, comme aux États-Unis voisins, par les théories du genre et le wokisme, par la repentance et la cyber-indignation, ainsi que par les appels ciblés à la haine banalisée. Habité par leur foi, proches des églises réformées, les FEENSTRA ne veulent pas de cet environnement pour leurs enfants, qu’ils éduquent eux-mêmes à domicile. Mais ils sont préoccupés de ce que cette faculté puisse être interdite à l’avenir par une loi fédérale.
Jusqu’ici, rien à redire, en tout cas, on peut les comprendre…
Sans doute. Mais leur décision est la même que celle de la génération précédente ; une seule solution : émigrer. Et c’est là, au fond, que commence le côté stupéfiant de leur raisonnement.
Ayant envisagé à peu près tous les pays du globe, ils finissent par jeter leur dévolu sur la Russie. Oui, la Russie. Pourquoi ? Parce le Président POUTINE ne cesse de dénoncer le déclin moral de l’Occident (les FEENSTRA approuvent) et la décadence des mœurs (les FEENSTRA sont d’accord). Ils sont aussi séduits par l’exemple de la Sainte-Russie, forte – toujours selon M. POUTINE – d’un retour aux vraies valeurs de la religion chrétienne.
Vous ne voulez pas nous dire, QD, qu’ils sont effectivement partis s’installer en Russie, quand même ?...
Mais bien sûr que si, et ils y sont même depuis le début de cette année. Pour des raisons mystérieuses, ils ont atterri à NIJNI-NOVGOROD, ville située sur la Haute-Volga à quelque 400 kilomètres à l’est de MOSCOU. Et ils tentent actuellement d’acheter une ferme dans les environs.
Tout ça, officiellement et sans difficultés ?
Officiellement, oui, car, on s’en doute, les autorités russes sont ravies qu’on leur serve sur un plateau une telle prise médiatique ; sans difficultés, non, car nos migrants occidentaux n’ayant pas pris la peine d’apprendre quelques notions de langue russe avant de s’embarquer, ils peinent à se faire comprendre.
De plus, pour financer leur nouvelle vie, ils ont vendu leur ferme au Canada et transféré le produit de la vente à une banque russe, laquelle a bien reçu les fonds (en dépit des sanctions en vigueur), mais qui refusait encore il y a quinze jours de les mettre à la disposition des FEENSTRA, au motif franchement surréaliste que l’argent proviendrait d’une source suspecte.
Alors, qu’ont-ils fait ?...
Croyant sans doute être toujours en Occident, Mme FEENSTRA a réagi en Occidentale : sur les réseaux sociaux, elle a dénoncé sa frustration devant les lenteurs et les incohérences administratives russes. Succès garanti. Son époux a dû présenter des excuses en disant qu’Aneesa s’était mal exprimée.
Les autorités locales ont été sermonnées par des instances moscovites, et tout est rentré dans l’ordre. Sur leur site familial, mis à jour ces jours derniers, on les voit acheter une camionnette et inspecter un choix de tracteurs agricoles construits en Biélorussie.
De toute cette affaire, que déduisez-vous, QD ?...
D’abord, qu’en Occident, pour un nombre croissant de personnes, les institutions de la démocratie parlementaire ont perdu toute crédibilité. Leur premier réflexe est de soutenir des partis politiques d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, généralement ambigus – voire franchement favorables – vis-à-vis de MOSCOU.
Mais, pour isolée qu’elle soit actuellement, l’initiative de la famille FEENSTRA devrait inciter d’autres à suivre leur exemple, d’autant que les agents de la propagande russe se mettent en chasse pour trouver d’autres candidats, disposés à venir témoigner de la vie rêvée qu’on peut obtenir en Russie.
On note d’ailleurs déjà plusieurs sites russes qui proposent des logements à des tarifs attractifs : une maison récente de vingt pièces pour 140.000 Euros, ça vous dit ? Bon, d’accord, c’est dans un village en Sibérie.
Alors, il y a toujours eu, vis-à-vis de la Russie, des idiots utiles ; il y a maintenant des gens qui ne sont manifestement pas idiots, et qui sont d’autant plus utiles à la propagande russe. C’est bien plus préoccupant.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.