Ces derniers jours, la tension est encore montée de plusieurs crans entre Londres et Bruxelles, et, parallèlement, entre Belfast et Dublin. Au centre du litige, un document technique dénommé Protocole nord-irlandais. Comment, Quentin Dickinson, en est-on arrivé à cette quasi-impasse ?
Vu d’Irlande, la priorité des priorités, c’est le respect sans arrière-pensée des Accords de Belfast, dits du Vendredi-saint, signés en 1998 et qui mettaient fin à une trentaine d’années de guerre civile en Irlande du Nord, hostilités qui auront coûté la vie à plus de trois mille cinq cent personnes, pour l’essentiel des civils.
Priorité des priorités, parce que chacun sait dans l’Île d’émeraude que la paix est fragile, l’économie sous perfusion, et qu’à chaque moment, une guerre de religion d’un autre siècle ne demande qu’à se greffer sur un chômage en hausse et un pouvoir d’achat en baisse.
Sans encore atteindre l’ampleur des affrontements des années 1980, aujourd’hui à Belfast ou à Londonderry, les manifestations dégénèrent, les voitures explosent, une journaliste a été abattue par un tir qui ne lui était sans doute pas destiné – mais qui témoigne de ce qu’on recommence à sortir les armes à feu de leur cachettes.
Qu’ont donc apporté ces accords ?
Les Accords de Belfast disposent en particulier que la frontière inter irlandaise, entre le nord et le sud de l’île, doit, à tout moment, rester ouverte et sans contrôle, tant pour les personnes que pour les marchandises.
Mais – problème : depuis le Brexit, le territoire britannique n’est plus dans l’Union européenne ni dans le Marché unique de celle-ci. En clair, la logique du Brexit est en confrontation (pour ne pas dire en collision frontale) avec les objectifs des Accords du Vendredi-saint.
C’est pour échapper à cette quadrature du cercle qu’a été négocié, entre Londres et l’Union européenne, ce Protocole nord-irlandais. Le principe en est clair : l’Irlande du Nord sort de l’Union européenne, mais reste dans le Marché unique de l’UE. Ceci suppose une frontière douanière entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, perçue certes comme une contrainte administrative, mais un bien moindre mal par rapport à un redémarrage de la guerre civile en Irlande du Nord. De plus, l’économie de celle-ci reste en phase avec le reste du Royaume-Uni, tout en ayant un accès sans limite au marché des vingt-sept pays de l’Union européenne.
Enthousiaste, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, signe des deux mains le Protocole nord-irlandais, et s’en attribue même la paternité.
Mais voilà : un peu plus d’un an après, le principal parti protestant en Irlande du Nord, le DUP, perd pour la première fois les élections régionales au profit du principal parti catholique, le Sinn Fein. Furieuse, la très conservatrice direction du DUP paralyse le Parlement de BELFAST et bloque la formation d’un nouveau gouvernement régional. Et d’affirmer haut et fort qu’elle ne cèdera qu’à la condition que le Protocole nord-irlandais soit mis à la poubelle, ou, à tout le moins, vidé de sa substance, perçue comme attentatoire à l’unité du Royaume-Uni.
Et comment réagit Boris Johnson ?
Dans une de ces bruyantes fuites en avant dont il est coutumier, M. Johnson choisit alors le mauvais cheval, c’est-à-dire le soutien sans conditions au DUP, très théorique parti-frère des Conservateurs londoniens. Et, il y a quelques heures, voilà qu’il présente au Parlement de Westminster un projet de loi, autorisant le gouvernement britannique à s’affranchir unilatéralement de toute disposition du Protocole nord-irlandais qui ne serait pas à son goût, par exemple sur le recours à la Cour de Justice européenne en cas de litige.
Un tour de passe-passe réussi, selon vous ?
Pas vraiment, car on ne peut pas dire qu’un franc succès soit au rendez-vous : les amis de M. Johnson eux-mêmes s’écharpent entre partisans de la rupture complète avec l’UE et ceux qui crient casse-cou ; l’opposition ironise sur le reniement de la parole donnée (et signée) ; les juristes hurlent à l’illégalité de la mesure ; et les grandes entreprises s’inquiètent de la dévalorisation de la réputation internationale du Royaume-Uni, au moment-même où celui-ci tente de s’improviser grande puissance commerciale. Et j’allais oublier : les protestants du DUP n’ont même pas dit merci – ils campent sur leurs positions en attendant de voir si, à LONDRES, c’est vraiment du sérieux.
Et à Bruxelles, qu’en dit-on, Quentin Dickinson ?
Pour résumer, à Londres, il y a un bataillon de communicants, mais à Bruxelles, il y a une armée de juristes. Et c’est donc de façon tout-à-fait prévisible que la réaction ici est entièrement juridique, sans emphase et sans effets de manche. Le vice-président de la Commission européenne, chargé du Brexit, le Slovaque Maroš ŠEFČOVIČ, a sobrement indiqué que le texte britannique ferait l’objet d’un examen approfondi, dès qu’il serait promulgué ; que l’Union européenne exclut de renégocier le Protocole nord-irlandais qui fait partie intégrante et insécable de l’accord général sur le Brexit, mais que ses services avaient déjà multiplié les propositions d’aménagement, restées sans suite du côté britannique. Dans la foulée, histoire de bien se faire comprendre, la Commission européenne a réactivé une procédure à l’encontre du Royaume-Uni qu’elle avait suspendu pour ne pas empoisonner davantage les pourparlers.
À terme, si aucun accord n’est obtenu, que peut-il se passer ?...
Dans le pis des cas, Londres fait cavalier seul, ne respecte plus le Protocole nord-irlandais, la Commission européenne traîne le gouvernement britannique devant la Cour de Justice européenne de Luxembourg, qui inflige de lourdes pénalités financières aux fautifs, qui ne les acquittent pas, et l’Union européenne finit par imposer des droits de douane pénalisants aux exportations britanniques vers l’UE.
Mais bien avant cela, il est probable que de nouveaux troubles auront éclaté en Irlande du Nord, qui auront conduit M. Johnson à revoir fondamentalement sa position – pour autant qu’il soit encore Premier ministre.