L'édito européen de Quentin Dickinson

La guerre Froide a changé d'acteurs - Quentin Dickinson

La guerre Froide a changé d'acteurs - Quentin Dickinson

Il est actuellement impossible de savoir comment se terminera la guerre en Ukraine – mais il n’est pas interdit, de tenter d’entrevoir de quoi sera fait le monde d’après…

Oui, car on le pressent déjà : il y a eu un avant et il y aura un après la Guerre d’Ukraine, une tragédie sur le sol européen mais qui rebat d’importance les grands équilibres mondiaux.

D’abord, la Guerre froide, que l’on avait prématurément crue disparue avec l’Union soviétique il y a trente ans – mais que Vladimir POUTINE s’est discrètement et méthodiquement employé à ressusciter et à moderniser – la Guerre froide, si vous tenez à cette appellation, a changé d’acteurs. Ce n’est plus le risque d’un affrontement militaire classique entre l’URSS et l’Occident que seule retient la dissuasion nucléaire réciproque ; ce sera une collision frontale permanente entre un bloc chinois en expansion et l’ensemble occidental en contraction.

Quels seront alors les acteurs en présence ?

De même que les Soviétiques avaient leurs pays-satellites en Europe centrale et orientale, la Chine aura ses vassaux géographiquement proches : la Russie et la Corée du Nord, mais elle est déjà à l’œuvre en Afrique et en Amérique latine pour s’y constituer une ribambelle d’États obligés, tenus sous la tutelle de dettes que leurs gouvernements seront perpétuellement dans l’impossibilité d’honorer.

Avantages pour PÉKIN : l’exclusion des exportateurs occidentaux de ces marchés, la mainmise sur leurs ressources naturelles, et une réserve de voix aux Nations-Unies, gardienne d’un ordre mondial dont la Chine et bien d’autres ne veulent plus.

Et en face, qui trouve-t-on ?

Le camp qu’on désignera toujours par facilité comme occidental aura pour champion les États-Unis d’Amérique et comprendra l’Union européenne et les autres pays européens, ainsi que le Japon, la Corée du Sud, Singapour, et l’ancien Commonwealth ‘blanc’, c’est-à-dire l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et le Canada.

Et, pendant ce temps, qu’advient-il du reste de la planète ?

On laissera les autres se débrouiller comme ils peuvent ; ils seront nombreux à se proclamer non-alignés, ce qui pouvait avoir du sens dans la période de décolonisation des années 1950, mais n’en aura plus aucun dans un monde où la règle sera ‘si tu n’es pas avec moi, passe ton chemin’. L’aide au développement des pays pauvres, tel que nous le connaissions, aura vécu.

Justement, vous ne parlez pas de l’Afrique ?

On pourra compter sur l’Afrique sub-saharienne pour continuer à organiser consciencieusement son propre malheur, alors qu’elle a collectivement en main toutes les ressources qui lui permettraient de se constituer en grande puissance prospère et paisible.

L’Afrique a le don d’exaspérer et de décourager ceux qui voudraient la soutenir. Dans un sentiment absurde de revanche sur leurs anciens maîtres européens de l’époque coloniale que seuls les vieillards ont pu connaître, voilà qu’ils se jettent dans les bras des Chinois, qui se servent sans trop s’inquiéter des dommages environnementaux, et des Russes, dont les mercenaires du Groupe WAGNER sont déjà en train de s’approprier les richesses minières du continent, tout en massacrant quelques villageois pour garder la main. Et ce n’est pas avec les Chinois et les Russes que reculera le fléau qu’est la corruption.

Donc une Guerre froide s’étendra à toute la planète ?

Oui et non. Non, car il existe quelques inconnues qui nous réservent sans doute des surprises. D’abord, il y a l’Inde, dont l’expansion économique est aussi dynamique que déséquilibrée. On y est passé directement d’une économie agraire à l’ère informatique, sans trop s’attarder sur l’industrie. Les meilleurs cerveaux s’expatrient. Tout cela peut être corrigé, mais l’on observera avec prudence les velléités de suprématie hindouiste dont fait preuve l’actuel Premier ministre, Narendra MODI, qui ne peuvent que servir la désunion et les dissidences propres à affaiblir cet immense pays aux quatorze ethnies et aux 420 langues parlées, et dont la population s’apprête à dépasser celle de la Chine.

La démographie, voilà justement une autre inconnue de taille, la démographie qui recule précisément en Europe, en Amérique du Nord, en Russie, et en Chine, donc chez les principaux protagonistes de l’affrontement des deux blocs.

La particularité de ce monde de demain, c’est aussi que les deux blocs ne s’affrontent plus seulement par la menace militaire, mais aussi dans leur rivalité économique et technologique, ainsi que par leur concurrence dans le domaine culturel et sociétal. Ajoutez à cela qu’ils sont mutuellement dépendants l’un de l’autre par le commerce, et l’on comprend que ce qui nous attend n’a pas grand’chose à voir avec la Guerre froide que nous, les Européens, avons connue de 1945 à 1989.

Enfin, l’on peut compter sur le dérèglement climatique, la famine, et la pauvreté pour nourrir des phénomènes migratoires à grande ampleur, qui appellent une gestion décente à l’échelle de la planète, mais dont on n’aperçoit aujourd’hui aucun début d’initiative d’envergure.

Mais, dans ce monde où tout reste à inventer, comme on dit, le pire n’est pas toujours certain.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.