Damien Lopopolo est étudiant du MA Gouvernance et études politiques européennes au Collège d’Europe. Il a suivi des études de Droit à la Sorbonne et a travaillé pour le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères français. Son sujet de mémoire porte sur la guerre climatique, c'est-à-dire comment la réponse des Etats membres à la crise climatique et énergétique impacte la relance de la Politique de Sécurité et de Défense Commune.
Remporter la guerre des semi-conducteurs ? Chronique de la relation transatlantique dans la Révolution 4.0
Damien Lopopolo, depuis la pandémie de Covid-19 nous entendons énormément parler de semi-conducteurs ? Que sont-ils ? Pourquoi sont-ils si importants ?
Vous avez raison. Nous ne pouvons plus nous passer des semi-conducteurs, ils sont partout. Et j’irai plus loin : nous ne saurions vivre sans eux. Ils sont à la base de notre société, de notre civilisation moderne. Mais qu’ont-ils de si extraordinaire ? Eh bien, les semi-conducteurs sont des puces, des petits morceaux de silicium dans lesquels sont gravés des milliards de minuscules circuits. Ces circuits miniatures fournissent la puissance de calcul à tous les appareils dotés d’un interrupteur. Vous savez, zéro / un, éteint / allumé.
Plus les technologies deviennent sophistiquées, plus ils sont nécessaires. Surtout dans les technologies connectées. On en trouve dans des objets du quotidien comme les portables, des ordinateurs, des machines à laver, des voitures, des avions. Et surtout dans des technologies stratégiques, comme des chaînes de production robotisées, des satellites ou des armes.
Donc, qui dit « stratégique » dit aussi « géopolitique » ?
Tout à fait. C’est un secret de polichinelle que les grandes puissances mondiales cherchent à développer leurs technologies stratégiques. Les semi-conducteurs sont nécessaires au fonctionnement des armes connectées. Les systèmes militaires sont de plus en plus autonomes, et par conséquent de plus en plus dépendants des semi-conducteurs. Il ne s’agit plus seulement d’une simple concurrence entre « bloc occidental » et « bloc chinois », il s’agit là d’une véritable ‘guerre’, notamment commerciale.
La pandémie de Covid-19 a révélé la fragilité du secteur des puces électroniques. Le télétravail a fait exploser la demande d’ordinateurs, et, par corrélation, la demande de semi-conducteurs. Or, le secteur n’était pas préparé à recevoir une telle demande, ce qui a fait grimper l’inflation, avec un impact sur la production de biens électroniques à l’international.
Mais comment cela a-t-il pu se produire ? Parce que seuls deux pays dans le monde en produisent : la Corée du Sud et Taïwan. 90% des puces de processeurs les plus avancés au monde sont produites par l’entreprise TSMC, à Taïwan.
Cependant, une guerre entre Taïwan et la Chine entraînerait l’effondrement de la production mondiale de semi-conducteurs, et par conséquent interromprait de nombreuses chaînes de production stratégiques. Ce risque est estimé à des centaines de milliards de dollars.
C’est pour cette raison que l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon tentent de diversifier les zones de fabrication des semi-conducteurs.
Comment s’y prend l’Union européenne ?
Afin de résoudre la pénurie chronique de puces, la Commission européenne a présenté, en 2021, le European Chips Act. Il s’agit d’un plan de €43 millions qui vise à développer une chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs résiliente. Le plan comprend trois volets : recherche, développement et innovation. Il prévoit une exemption des aides d’Etat pour les usines de fabrication de semi-conducteurs. Il comprend aussi des mesures de surveillance de la chaîne d’approvisionnement et d’intervention en cas de crise.
L’ambition de l’Union européenne est simple : faire grimper les parts de marché de 10% à 20% d’ici 2030. Il s’agit aussi d’attirer les investissements étrangers. La présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, l’a bien précisé : il ne s’agit pas seulement de la compétitivité européenne à l’échelle mondiale, il s’agit de refonder une souveraineté technologique européenne. Cette initiative s’inscrit dans la volonté d’autonomie stratégique portée par la Présidence Française de l’Union européenne.
Il faut recontextualiser le European Chips Act dans la stratégie commerciale européenne. La priorité de l’Union européenne est de trouver des moyens de coordination avec ses partenaires, tout en maintenant sa position dans le contexte de la confrontation technologique entre les Etats-Unis et la Chine.
Quel partenariat avec les Etats-Unis ?
Il semblerait bien que l’Union européenne cherche des alliés dans cette guerre. Ça tombe bien, parce que les Etats-Unis aussi. Et quoi de mieux après une présidence Trump houleuse, d’apaiser les relations atlantiques en se concertant sur une domaine stratégique ? En juin 2021 a été lancée une plateforme transatlantique appellée le Trade and Techology Council (TTC) Son but est de favoriser la convergence des politiques entre l’UE et les Etats-Unis Plusieurs activités sont prévues par le TTC.
Déjà, la Commission européenne et l’administration Biden travaillent sur un exercice conjoint à échelle réelle afin de pallier les éventuelles perturbations de la chaîne d’approvisionnements en semi-conducteurs. De plus, au travers de ce Conseil, Bruxelles et Washington ont convenu d’échanger des informations relatives aux subventions, bien que la manière exacte de le faire reste à discuter.
Ce TTC est intéressant, alors qu’il survient juste après le torpillage, par les Etats-Unis, d’un contrat de vente de sous-marins entre la France et l’Australie (à hauteur de 56 milliards d’euros). Cet épisode avait vu primer une alliance avec l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS), témoignant de l’affirmation du positionnement américain dans le Pacifique – le fameux « pivot stratégique » mis en place par l’administration Obama dix ans plus tôt.
Ce qui est certain, c’est que des deux côtés de l’Atlantique, l’objectif est bien d’empêcher la Chine d’accéder au rang de superpuissance technologique. Encore la semaine dernière l’administration Biden a fait un usage massif de la « foreign direct product rule », un mécanisme introduit sous l’administration Trump contre l’entreprise d’Etat chinoise YMTC, champion à en devenir des semi-conducteurs en Chine.
Cette règle interdit à toutes société américaine ou étrangère de fournir des entités étrangères figurant sur une liste en matériel et logiciels contenant ou ayant été produits à partir de technologique américaine. YMTC attendait l’arrivée de cette interdiction et a donc effectué des stocks de puces. Cependant, les experts de l’industrie ne voient pas comment YMTC pourrait poursuivre ses avancées rapides. Avec des quantités de puces limitées, YMTC ne peut pas augmenter sa production.
YMTC figure aussi dans la « liste non vérifiée » de Washington, registre comprenant des entités pour lesquelles les Etats-Unis n’ont pas été en mesure d’effectuer des vérifications auprès des utilisateurs finaux pour vérifier que la technologie américaine soit utilisée à des fins légitimes et surtout pas détournées à des fins militaires.
La crainte américaine est que YMTC vende des semi-conducteurs en dessous des prix du marché, et cela grâce aux subventions de Bejing. Pour l’instant, YMTC avance vers la détention d’une technologie lui permettant de créer des puces technologiquement avancées. La part du marché de YMTC dans la production mondiale est quant à elle passée de 1% en 2020 à 5% en 2022. Des entreprises américaines seraient dans le viseur du service clientèle de YMTC, dont Apple…
Le 17 octobre, l’Union européenne a diffusé un document incitant les respectifs ministères des Affaires Etrangères des Etats membres à renforcer leurs positions à l’égard de la Chine. Dans cette nouvelle doctrine, la Chine est qualifiée de « all-out competitor » : un concurrent total.
Désormais, loin est le temps où l’Union européenne percevait la Chine avec une facette presque schizophrénique de « partenaire-concurrent-rival systémique ». Cette intervention survient alors que dimanche le président chinois, Xi Jinping, a prononcé son discours au congrès du parti communiste, grâce auquel il a à nouveau consolidé sa position. Josep Borell, HR/VP, chef de la diplomatie européenne a, quant à lui, déclaré qu’« une nouvelle discussion sur la Chine, avec une nouvelle analyse, est très opportune. »
Renaissance du « bloc occidental », dénonciation de la Chine, isolation de la Russie… nous sommes peut-être en train d’assister à l’aube d’une nouvelle ère géopolitique et des relations internationales.
Entretien réalisé par Laurence Aubron