Chaque semaine, la série de podcasts "L'Europe vue de Bruges" propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Les intervenant·es sont des étudiant·es de la promotion David Sassoli (2022-2023), des Assistant·es académiques et, plus ponctuellement, des professeur·es.
Rémy Mathon, étudiant au sein du département d’études politiques et de gouvernance européennes, spécialisé sur les questions spatiales.
Fin 2023, l’ESA, l’Agence Spatiale européenne, a conclu un contrat avec l’entreprise américaine SpaceX pour le lancement, en 2024, des derniers satellites de la constellation Galileo de la Commission européenne. Pourquoi les Européens, qui ont longtemps dominé le marché avec leurs lanceurs Ariane et Vega, doivent désormais se tourner vers des acteurs étrangers pour pouvoir accéder à l’Espace ?
Ce contrat est vécu comme une humiliation pour certains responsables politiques européens. Prise dans une crise des lanceurs spatiaux, l’Europe n’est plus en mesure de maintenir son autonomie d’accès à l’Espace depuis 2023, à l’heure où les besoins d’envoyer des satellites se font croissants avec les programmes Galileo, Copernicus et bientôt Iris2. Le lanceur lourd Ariane 5 a tiré sa révérence en juillet 2023 et sa successeure Ariane 6 accuse désormais un retard de 4 ans. Du côté du lanceur léger Vega-C, celui-ci n’est plus opérationnel depuis son échec le 20 Décembre 2022. Quant au lanceur russe Soyouz, dont l’entreprise européenne Arianespace commercialisait les lancements, le partenariat d’exploitation entre l’Europe et la Russie est rompu en conséquence des tensions liées à la guerre en Ukraine. Il s’agit d’une perte totale de souveraineté pour l’Europe, vécu comme un « déclassement » pour celle qui était considérée comme la troisième puissance spatiale mondiale.
Comment en est-on arrivé à une telle situation, est-ce un échec de l’industrie spatiale européenne ?
Pour faire simple, les retards d'Ariane 6 et les difficultés de Vega-C sont dus à la crise de la Covid-19 et à la guerre en Ukraine. De plus, l'avènement du « New Space » en Europe, marquant l'arrivée de nouveaux acteurs privés, attirés par le développement des infrastructures numériques de connectivité depuis l’Espace, accentue cette situation. Ces nouveaux acteurs, qui émergent principalement sur le segment des micro-lanceurs, sont plus agiles et innovants, concurrençant les entreprises historiques.
L’Union européenne est de loin le premier client institutionnel des services de lancements en Europe, nous pouvons imaginer que cette absence de lanceurs européens constitue un véritable frein à ses activités spatiales. Peut-elle reprendre en main la situation ?
En effet, l’Union Européenne a de quoi s’agacer de la situation. La crise des lanceurs porte atteinte aux deux objectifs de la Commission européenne dépendants des constellations de satellites des programmes Galileo, Copernicus, et bientôt Iris2 : le premier étant de devenir un continent neutre en carbone en 2050 et le second de réussir sa transition numérique. Bien que l’UE pèse économiquement et politiquement sur la scène spatiale européenne, ce sont les États membres qui ont la main sur les décisions relatives à la politique des lanceurs, au travers notamment de l’ESA. Si l’Espace est une compétence partagée, il faut bien comprendre que la Commission européenne est considérée comme un « client » et non un « maître d’œuvre » sur la question des lanceurs. En 2021, le Commissaire au marché intérieur, Thierry BRETON, avait pourtant essayé de prendre l’initiative avec son projet « d’Alliance européenne des lanceurs », mais celui-ci n’a été suivi ni par les Etats ni par les industriels.
N’ont-ils pas plutôt intérêt à européaniser la filière des lanceurs spatiaux comme cela s’est parfaitement produit dans l’aéronautique avec Airbus ?
La réponse tient en deux mots : nationalisme industriel. La politique des lanceurs en Europe relève d’une approche intergouvernementale au sein de l’ESA, menée par la France, l’Allemagne et l’Italie. Cependant, l’arrivée de nouveaux acteurs du « New Space » sur le segment des micro-lanceurs donne à certains États membres l’envie de bousculer les équilibres existants. Le Sommet de l’Espace à Séville en novembre 2023 illustre cette dynamique : l’Allemagne a obtenu plus de compétition pour concurrencer à termes la France, et l’Italie a repris la commercialisation de son lanceur Vega. C’est un véritable repli nationaliste, soutenu par des industriels désireux de plus de concurrence. Davantage de concurrence, en soi, cela ne déplaît pas à la Commission européenne qui souhaite des lanceurs plus compétitifs et moins chers. Cependant, la crise des lanceurs a fait prendre conscience à l’UE de la nécessité de sécuriser son autonomie d’accès à l’Espace, ce qui pourrait pousser la Commission, à termes, à soutenir une communautarisation de la politique des lanceurs pour éviter une compétition interne qui viendrait se superposer à une compétition externe déjà intense. Néanmoins, il est difficile de contourner l’influence des États membres au sein de l’Europe spatiale et même des institutions européennes, rendant l’UE presque schizophrène. Si la crise des lanceurs prendra fin avec le premier lancement d’Ariane 6 en juillet 2024, l’avenir du modèle industriel des lanceurs spatiaux en Europe reste, pour le moment, incertain.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron