Parlons régulation - Les politiques européennes en question

Daniel Coronel Crespo - Omnibus 1 : de l’attaque symbolique au démantèlement des politiques environnementales ?

© Daniel Coronel Crespo Daniel Coronel Crespo - Omnibus 1 : de l’attaque symbolique au démantèlement des politiques environnementales ?
© Daniel Coronel Crespo

Chaque mois sur euradio, retrouvez une interview d'un·e chercheur·se en sciences sociales, menée par Lola Avril, chercheuse en sciences politiques. 

Bonjour et bienvenue dans Parlons Régulation, les politiques européennes en questions. Je suis Lola Avril et pour cette troisième saison, nous discuterons tous les mois avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales des rapports de force et dynamique contemporaines qui structurent la production des politiques européennes. Depuis les dernières élections européennes, un mouvement de dérégulation semble s'être amplifié. Cette année, nous essaierons donc de comprendre ce qui se cache derrière la notion de régulation et quels sont les outils déployés pour mettre en œuvre un nouvel agenda dérégulateur.

Pour ce deuxième épisode, j'ai le plaisir de discuter avec Daniel Coronel Crespo, doctorant en science politique à Sciences Po Lyon et au laboratoire Triangle et qui travaille sur la réglementation européenne de la finance durable. Bonjour Daniel. Dans le dernier épisode, nous évoquions avec Céleste Bonnamy la publication d'une directive omnibus visant à déréguler le secteur du numérique, la fameuse « simplification » pour reprendre le langage des institutions européennes. Or, ce projet fait suite à une autre directive omnibus, aujourd'hui en passe d'être adoptée, et qui concerne cette fois les obligations des entreprises en matière environnementale. Daniel, que vise exactement cette première directive omnibus ?

Omnibus vise à simplifier deux directives européennes qui ont été négociées au cours de la dernière mandature. CSRD, qui est la directive européenne de reporting de durabilité pour les entreprises, et CS3D, qui est la directive européenne du devoir de vigilance pour les entreprises. Donc, CSRD impose des obligations de publication de rapports de durabilité, donc des activités qui sont durables ou pas aux entreprises, à toutes les entreprises européennes, en tout cas dans cet état avant l'omnibus. Et CS3D impose aux plus grandes entreprises européennes ou qui font du commerce dans le marché commun de publier des rapports qui assurent du respect des droits humains dans toute la chaîne de production des entreprises. Donc, ce que Omnibus propose, c'est de réduire le champ d'application de ces deux directives. Pour CSRD, la proposition omnibus de la Commission visait à réduire l'obligation de publication de ces rapports qu'aux très grandes entreprises européennes, avec un turnover de plus de 250 millions d'euros. Et pour CS3D la proposition de la Commission visait à réduire aussi le champ d'application de la directive pour les très grandes entreprises et proposait d'éliminer l'obligation d'avoir un plan de transition pour les entreprises.

Et quelle a été la chronologie de ce texte ?

Le 26 février 2025, la Commission publie ces deux textes. Le premier texte, le Stop the Clock Proposal, qui visait à arrêter vraiment de manière urgente la mise en œuvre de la directive CSRD et de la directive CS3DD, qui, elles, concernent le devoir de vigilance et les plans de transition pour les entreprises. La première proposition de Stop the Clock a été assez rapidement adoptée par le Parlement et le Conseil. Ça a été proposé en février 2025 et elle a été très rapidement adoptée en mars-avril 2025. Et la deuxième proposition qui vise à modifier beaucoup plus en profondeur les textes CSRD et CS3D, elle n'est pas passée en première lecture au Parlement européen. Et là, il y a un accord politique qui vient d'être trouvé entre le Parlement, le Conseil et la Commission.

Alors on a une séquence très rapide avec cette chronologie qui s'enchaîne très rapidement après les dernières élections européennes. Et qui surprend d'ailleurs puisqu'on revient sur des règles qu'on avait adoptées il y a quelques mois, quelques années. Comment cette directive, est aussi le produit de tendances plus longues ?

Oui, c'est ce qui étonne, effectivement, comme tu le dis, c'est que ce sont des règles qui ont été très récentes. En fait, la CSRD a été adoptée en 2022, elle est rentrée en vigueur en 2024 pour que le premier rapport de durabilité des entreprises soit publié en 2025. La CS3D venait d'être adoptée en 2024, elle est rentrée en vigueur en 2025. Et elle a très vite été arrêtée par ces textes. Ça nous laisse penser qu'en fait, l'adoption de ces règles était un peu une parenthèse dans tout le policymaking européen.

Parenthèse régulatoire, c'est ce qu'évoquait d'ailleurs également Céleste Bonnamy pour le secteur du numérique. Quels sont les acteurs qui participent de ce démantèlement ?

Les acteurs qu'on a entendu le plus, ce sont les entreprises privées, notamment les très grandes entreprises, qui ont été entendues à Bruxelles à travers leurs interlocuteurs habituels, Business Europe, l'AFEP pour les entreprises françaises, et donc qui ont eu un effort assez grand de lobbying, c'est-à-dire de rencontrer les commissaires en charge, de produire beaucoup de rapports d'expertise pointant du doigt ces deux réglementations, comme les coupables du ralentissement de la compétitivité européenne. Et on a eu aussi tout un pan des petites entreprises européennes, aussi ralliées autour des acteurs bruxellois, comme SME United, qui montrait, aussi par la production d'expertise et de rapports, montraient comment ces deux directives étaient très lourdes et un fardeau pour les petites entreprises aussi.

On a en 2024 une première déclaration des industriels européens, notamment de la chimie et de la pétrochimie, qui était la déclaration d'Anvers, où ils désignaient ce type de réglementation comme les responsables du ralentissement de la compétitivité européenne des entreprises européennes. En fait, on a toute une fraction de l'économie européenne qui désigne en tant que coupable toute la réglementation européenne issue du Pacte Vert. Mais la CSRD et la CS3D, elles ont des obligations qui sont assez matérielles dans le sens où les entreprises doivent produire des rapports, doivent produire des preuves pour montrer qu'elles sont durables dans la voie de la transition écologique. Et donc, tout un groupe d'acteurs économiques, des entreprises, des syndicats patronaux, ils ont commencé à dessiner ces politiques comme les coupables dans l'alimentation de compétitivité de l'économie européenne. Et c'est ce qui a en quelque sorte facilité le détricotage ou ce détricotage très rapide.

D'un côté, on a ces acteurs issus du privé qui vont donc s'attaquer à l'idée même de réguler en matière environnementale et plus particulièrement sur ces directives que tu mentionnais. On a également au sein même des institutions, tu le montres, une préparation à cette dérégulation.

Effectivement, on a une série de rapports d'expertise qui ont été commandés par la Commission européenne auprès des sages, notamment Mario Draghi, l'ancien président de la Banque centrale européenne et Enrico Letta. Ces deux rapports mettent en évidence que les entreprises européennes sont dans un réel ralentissement de compétitivité et, un peu dans le même sens que les acteurs économiques, pointent du doigt les réglementations issues du pacte vert parce qu'elles seraient trop chères, parce qu'elles rendraient les entreprises européennes moins compétitives face aux entreprises notamment états-uniennes qui n'ont pas ce type de réglementation, qui n'ont pas les obligations que CSRD ou CS3D, notamment en matière de devoirs de vigilance, en matière de droits humains, ont. Donc ces rapports, en quelque sorte, ont préparés à l'intérieur même des institutions avec une légitimité accrue. Ces arguments que nous avons vus dans toute cette séquence. Ces rapports, en quelque sorte, fonctionnent comme un brise-glace de la dérégulation où vraiment c'est des sages avec beaucoup de légitimité symbolique et de capital symbolique.

Alors tu mentionnes aussi l'idée qu'on aurait, à partir notamment de 2024, une espèce de continuum de dérégulation. Qu'est-ce que tu entends par continuum de dérégulation ?

Oui, un continuum de dérégulation, c'est-à-dire qu'on a des moments où la régulation est beaucoup plus active qu'à d'autres. Donc l'effort de déréglementation n'est pas toujours 100% actif. On va avoir... On va avoir un moment où les régulations sont attaquées de manière symbolique, c'est-à-dire on va pointer du doigt les faiblesses, les incohérences, peut-être le manque d'efficacité dans les instruments, dans les moyens mis en place par ces politiques. Et il y a d'autres moments où on va attaquer activement de manière à proposer des textes législatifs dans le sens pour détricoter ces politiques. Et donc, ce que la Commission européenne a fait dans la dernière année, ça a été de glisser un peu d'une attaque symbolique à ces politiques à un démantèlement actif qui arrive un peu à son point plus haut avec la proposition du premier omnibus et des autres omnibus qui arrivent.

Un entretien réalisé par Lola Avril.