Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
C’est du côté du cinéma que vous nous entraînez aujourd’hui, mais aussi de l’art contemporain avec deux géants dîtes-vous, Anselm Kiefer et Wim Wenders, racontez-nous
D’abord c’est un film de Wim Wenders. Sans être une grande connaisseuse, Wim Wenders pour moi, c’est « Paris -Texas », 1984, cette quête sublimée par les accords du dobro de Ry Cooder ; le film « Les ailes du désir », 1987, avec le merveilleux Bruno Ganz, en ange renonçant à l’immortalité pour connaître l’amour humain et « Pina » en 2011, formidable documentaire sur l’immense chorégraphe Pina Bausch.
De même ce film ici s’intitule sobrement « Anselm », entre parenthèses (Le bruit du temps) qui vient donc de sortir en octobre 2023, mais ce n’est pas complètement un documentaire, ni une fable. Anselm, c’est un petit garçon, en culotte courte de peau, bretelles et chaussures de bois qui va nous faire traverser l’Histoire et son histoire. Ça se passe après-guerre, la seconde guerre mondiale, dans les années 50 et c’est le temps du bilan et de la reconstruction.
Et ce petit garçon, c’est évidemment l’immense artiste qu’est devenu Anselm Kiefer, qui est aujourd’hui l’un des artistes vivants les plus côtés.
Le film est un constant aller-retour entre le présent et les œuvres en train de se faire et le passé, celui de l’Allemagne nazie, source des recherches de l’artiste. Le bruit du temps, c’est celui de ce même passé qui ne veut pas se faire oublier. C’est le devoir de mémoire qui cogne et cogne encore contre la porte de notre amnésie volontaire et de notre légèreté.
Qu’est-ce qui rapproche donc ces deux créateurs que sont Wim Wenders et Anselm Kiefer ?
Wim Wenders et Anselm Kiefer sont tous deux allemands et de la seconde génération, nés en 1945 et qui ont grandi dans le silence étouffant de l’après-guerre. Ils sont âgés aujourd’hui de 78 ans. Jeune Wim Wenders voulait être peintre tandis que Anselm Kiefer se posait la question du cinéma. Ils ont tous les deux une pratique de la photographie et notamment celle des paysages.
Et dans le film, mise en abyme de l’histoire générationnelle, le petit-neveu du cinéaste joue le rôle du petit Anselm et le propre fils de Kiefer joue son propre père jeune homme.
Et donc que montre ce film ?
Le ton est donné dès les premières images, des robes de mariée, gigantesques sculptures blanches figées dans une forêt avec en guise de têtes des blocs de briques, des livres de plomb, un système planétaire et elles chuchotent : « Nous sommes les oubliées mais nous n’oublions rien ».
Et là on débarque dans un immense atelier, de type entrepôt sur plusieurs hectares, où artiste et assistants, chariots élévateurs, chalumeaux, tuyaux d’arrosage, tout cela s’anime et brûle, éteint, peint, bouge, déplace des cimaises hautes comme des maisons, c’est une véritable usine. On est très loin de la peinture de chevalet. Tout est gigantesque, monumental, démesuré comme le sujet auquel s’attelle le peintre d’histoire.
Et je l’ai vu sans la 3D dans mon cinéma de quartier. Bref c’est vertigineux. Ce sont les anciens entrepôts de la Samaritaine à Croissy Beaubourg en Seine et Marne qui lui servent d’atelier. On navigue aussi du côté de Barjac dans les Cévennes où Anselm Kiefer s’est installé, il vit depuis 1996 en France. Et là c’est un autre chantier, il a créé son système-monde sur 40 hectares, élevant 156 bâtiments, mais aussi aménageant des routes, des lacs et des forêts.
Que racontent les œuvres de Anselm Kiefer ?
Des paysages, des ruines, des brûlures, la destruction mais si tout cela semble gris, quand vous vous confrontez aux œuvres, quand vous vous retrouvez au milieu d’un tableau de Kiefer, tout reprend vie, la couleur surgit dans les couches de matières. Et comme elles sont monumentales, les œuvres vous absorbent complètement. C‘est une véritable expérience sensorielle. Cendres, salive, craie, suie, cheveux, fougères, tournesols, plomb, sable, paille, vous l’aurez compris, ce sont les matériaux non nobles qui intéressent l’artiste qui les transforme et les transcende. L’écriture aussi est importante. Ainsi que les récits mythologiques aussi. C’est un peintre érudit passionné par la poésie et notamment celle de Paul Celan « une œuvre hantée par la mort nazie.
Je signale qu’actuellement et ce jusqu’au 3 mars 2024, vous pouvez voir une exposition de plus de 130 œuvres de Anselm Kiefer liées à sa pratique de la photographie au LAM de Villeneuve d’Ascq près de Lille.
A ne pas rater « Anselm », film de Wim Wenders en 3D, 1h30 d’immersion dans le monde d’un des plus grands artistes contemporains.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.