À voir et à goûter

On les voit à peine mais eux voient tout : les gardiens de musée, au théâtre comme au musée

On les voit à peine mais eux voient tout : les gardiens de musée, au théâtre comme au musée

Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !

Vous avez assisté à un autre spectacle de Mohamed El Khatib, après celui avec les supporter·rices du football club de Lens, cette fois, il concerne des gardien·nes de musée, autre ambiance, racontez-nous 

De fait, autre décor minimaliste, autre ambiance, ils sont d’abord 5 sur scène, assis·es sur leur chaise face à nous spectateur·rices et visiteur·ses potentiel·les de musée, d’ailleurs la pièce est jouée majoritairement dans une salle de musée. Ils nous confient leur histoire et narrent des anecdotes, chacun dans sa langue, traduite et surtitrée dans la langue du pays où la pièce est jouée. 

C’est du théâtre contemporain plutôt dans un registre de comédie ?

Il en est du spectacle vivant comme de notre propre état d’âme, ça dépend du moment, ainsi ce spectacle Gardien Party vu à ses débuts en septembre 2021 à Beaubourg à Paris, me laissait un souvenir gai, enjoué, enlevé où les visiteur·ses de musée, c’est-à-dire nous, les spectateur·rices, en « prenions plein la gueule ». Cette fois, un an plus tard, était-ce dû à l’habitude de jouer, les acteur·rices non professionnel·les s’étaient-ils professionnalisé·es ? Ou à un jeu plus réservé de leur part ? ou à un coup de mou après une année sur les routes d’Europe et de Navarre ? Ou à une fatigue de ma part ? Car oui le spectacle est vivant et dépend aussi, beaucoup du·de la regardeur·se. Tout cela, sans doute. Je n’ai pas ri, j’ai un peu souri mais surtout m’est apparue la dimension plus caustique, plus amère, plus sombre du statut de gardien·ne de musée, ces invisibles qu’on voit à peine mais eux qui voient tout, négligé·es par leur hiérarchie et méprisé·es par les visiteur·ses. 

Donc un spectacle pas vraiment drôle ?! 

Si pourtant, certaines répliques sont savoureuses, ainsi Margarita, la gardienne russe que les enfants partis à l’étranger rêvent d’installer dans une maison de retraite de luxe, celle-ci leur rétorque, que ce n’est pas la peine, elle est très bien au musée. Ou « Dans le fond on ne nous demande pas grand-chose. Matisse, Chagall et les toilettes » nous dit David, bac plus cinq, gardien parisien. Robert, gardien au MOMA à New York, « agent originaire du Bronx, en charge de la protection des œuvres contre les populations issues du Bronx », se souvient d’un type qui venait très souvent ce qui est déjà inhabituel, - et qui restait longtemps devant les tableaux ! Craignant un geste inattendu de sa part et hésitant à le signaler au Central, car à la question, que fait l’individu ? Que dire à part qu’il·elle regarde très, très, longuement les tableaux ! Et Carolina la suédoise devenue professionnelle de water-polo et qui se muscle entre deux passages de visiteur·ses !

Outre la dimension sociale du sujet, qu’est-ce qui vous a touchée ?

L’attachement des agent·es de surveillance à leurs objets de surveillance, c’est-à-dire les œuvres elles-mêmes. L’œuvre préférée de David est le Pierrot de Watteau ; il imagine plein d’hypothèses sur la présence des personnages autour, sont-ils bienveillants, malveillants ? Et cet âne qui lui fait toujours peur. Robert s’est attaché au fauteuil de Marcel Breuer où il fantasme de s’asseoir. Seung Hee, étudiante coréenne, surveillante pour payer ses études, montre une caisse où se trouve son œuvre préférée, qu’elle ne dévoilera qu’à la fin du spectacle. Margarita aime les Trois paysannes de Malevitch. 

Quel est le final du spectacle ?

Comme à la fin d’une journée normale de musée, Jean-Paul, gardien de nuit pendant trente ans, arrive avec sa lampe torche et les autres s’en vont. La lumière baisse et il nous confie ses origines incertaines à Marseille, un père collectionneur de reproductions de peintures servant à rapiécer les trous du papier peint, et l’œuvre qu’il adore, la Camargo dansant de Watteau. Le dernier quart d’heure est à l’image de Jean-Paul, poétique, touchant, imagé et plein d’humour aussi. Sur une pirouette élégante, l’ex-danseur du ballet de Nantes conclut ce spectacle attachant, ayant dévoilé dans leur intimité ces personnages haut·es en couleur plutôt pastel, rendu·es un peu moins invisibles, j’espère.

Gardien party est un spectacle créé en 2021, conçu par Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen, déjà joué à Marseille, Paris, Rennes, Lens, Toulouse, Nantes, Beauvais, etc mais aussi à Rome, Lausanne, Madrid, Belgrade. 

Prochaines dates : Lille les 6 et 7 mai 2023 au théâtre du Nord.

Entretien réalisé par Cécile Dauguet.