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Nan Goldin, artiste activiste

Nan Goldin, artiste activiste

Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !

Vous êtes sortie secouée, dîtes-vous, du documentaire « Toute la beauté et le sang versé », vu dernièrement au cinéma ?

On sort KO, mais enrichi de cet incroyable documentaire, autour de la vie et l’œuvre de la photographe Nan Goldin, artiste activiste infatigable. Ses combats personnels sont liés inextricablement à ceux qui détiennent le pouvoir, c’est-à-dire l’argent et la politique. C’est une traversée de deux heures en apnée que la réalisatrice Laura Poitras nous fait vivre, depuis les années 60 et la culture underground américaine jusqu’à aujourd’hui dans cette même société engoncée dans ses préjugés, ses jugements, ses manquements et ses injustices criantes.

De quoi ça parle plus précisément ?

Il y a trois thèmes dans ce film : le suicide de la sœur de l’artiste à l’âge de 19 ans, l’addiction de Nan Goldin à un opiacé et son combat actif contre les responsables de ce médicament qui a rendu l’Amérique accro, et le sida, autre catastrophe sanitaire où Nan Goldin a vu mourir nombre de ses amis.

En filigrane du film apparaissent les souvenirs avec sa sœur adorée et son suicide, en 1965, parce qu’elle ne voulait pas d’une vie conforme aux attentes de sa famille bourgeoise, coincée dans ses principes comme dans sa banlieue ennuyeuse. Cette rébellion lui servira de modèle, Nan Goldin s’enfuira à l’âge de 15 ans à Boston et se retrouvera immergée dans le monde des drag queens qui deviennent ses amis, plus, sa famille. Sexe, drogue, rock’n roll et la photo, ce sera la VOIX qu’elle se choisit pour ne jamais perdre le souvenir de personne. Son appareil photo saisit tout sur le vif, les rires et les larmes, l’amour et la violence, la difficulté à vivre.

En parallèle, il y aussi l’addiction de l’artiste à l’OxyContin, un anti-douleur prescrit par son médecin et qui a fait à ce jour plus de 500 000 mort·es. Elle s’en est sortie et livre un combat haineux contre la famille Sackler, milliardaires qui ont fait leur fortune avec ces opioïdes.

Et il y a aussi le sida qui fait des ravages et dégarnit les rangs de ses meilleurs amis. Elle les photographiera jusqu’au bout comme un reporter de guerre, l’ultime témoin nécessaire pour ne pas oublier et ne pas ignorer.

C’est donc un collage de photographies ce film ?

Oui et non. Nan Goldin a réalisé très vite des diaporamas de ses photos, accompagnés de musiques ou chansons qu’elle aimait. Elle organisait des projections toujours différentes selon le thème ou l’ordre des photos. Comme « The ballad of Sexual dependency » (La ballade de la dépendance sexuelle). Pour information, le musée d’arts de Nantes en possède une version, composée de 687 diapositives datant de 1981 à 1993, et dont on retrouve certaines photos dans le film.

Des vidéos ponctuent également le film, archives ou actuelles, comme les actions auxquelles l’artiste participe activement avec le groupe P.A.I.N (Prescription Addiction Intervention Now) contre la famille Sackler mécène de nombreux musées américains et européens.

Vous avez des exemples de ces actions ?

Les performances se succèdent dans les grands musées, ainsi au Guggenheim à New York, du haut de la spirale, une pluie de copies d’ordonnances signées Sackler qui ordonnait « une tempête d’ordonnances » déclenchée dans tout le pays pour vendre les opioïdes avec le soutien de médecins largement récompensés pour leur zèle.

Ou l’action au Metropolitan Museum of Art où les militants jettent des centaines de boîtes de médicaments vides d’OxyContin dans le bassin d’un patio intérieur puis s’allongent pour rappeler le nombre de victimes.

Après une action de ce type, le Louvre sera le premier musée à débaptiser son aile Sackler avant les musées américains au bout de quatre ans de lutte. Quant à la justice américaine, elle les protège toujours.

Nan Goldin, artiste, activiste, mais aussi photographe ?

C’est un vrai bonheur de revoir ces photographies, qui, si elles semblent banales à première vue, et aujourd’hui l’intimité se dévoile sans pudeur sur les réseaux sociaux, me touchent beaucoup. Comme si Nan Goldin avait arraché encore un bout de vie à tous ces gens qui pleurent, qui dansent, qui se marient, qui font l’amour et dont beaucoup sont décédés. Elle y était et elle nous emmène avec elle auprès d’eux, ceux qui sont partis. Et chaque cadrage est juste, et chaque photo est comme un acte d’amour, un enveloppement affectueux et ils nous regardent encore. Et nous devons les regarder pour ne jamais les oublier.

À ne pas rater : "Toute la beauté et le sang versé", documentaire, 2022, 1 h 57. Réalisatrice Laura Poitras.


Entretien réalisé par Laurence Aubron.