Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Cette semaine, c’était le cinquième anniversaire du référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016. Honnêtement, à l’époque, avez-vous vu venir le résultat ou avez-vous été surpris ?
Je vais vous répondre par une anecdote. C’était il y a dix ans, au printemps 2011. Un ami britannique, professeur en sciences politiques dans une université anglaise de renom, nous rendait une petite visite à l’ESSCA. Il a donné une conférence publique sur la relation compliquée entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Avec son humour so british, il décrivait une « bad romance », une histoire où l’attirance et la loyauté étaient teintées de méfiance et de doute. Conclusion : cela n’allait pas changer à l’avenir, il fallait se préparer mentalement à ce que cette mauvaise romance, avec ses incriminations mutuelles et ses bouderies intermittentes, continue à produire ses hauts et se bas. Bref : un couple qui se dispute tout le temps, mais qui est inséparable.
Je lui ai alors posé la question, ce qui le rendait si certain que le Royaume-Uni n’allait pas quitter l’Union à un moment donné. Ne pouvait-on pas imaginer une situation dans laquelle un premier ministre affaibli allait chercher refuge dans un référendum, à la fois pour se profiler comme un capitaine déterminé et pour faire taire cette frange irrémédiablement europhobe de son propre parti par une défaite cinglante ? Et ne pouvait-on pas anticiper que ce référendum développe ensuite sa propre dynamique émotionnelle ? Après tout, nous étions bien placés, en France, pour savoir que les peurs et colères peuvent vite faire basculer une campagne référendaire.
Et alors, qu’est-ce qu’il a répondu ?
Oh, il n’avait pas besoin de dire grand-chose – c’est le public qui s’est chargé de me remettre à ma place ! On m’a rappelé, gentiment mais fermement, que les Britanniques, justement, étaient les maîtres du pragmatisme et savaient très bien où se situait leur intérêt. Que la position de trublion au sein même de l’Union, avec un siège à la table des décideurs, tout en bénéficiant de nombreuses exonérations et vétos, était quand même des plus confortables. Que c’était bien amusant, mon petit scénario, mais qu’il ne fallait pas exagérer non plus.
J’en ai pris note, et me suis dit : tu as bien joué ton rôle d’avocat du diable, on a eu une bonne discussion, et cela se trouve qu’ils n’ont pas tort.
Si j’avais déjà été chroniqueur sur votre antenne à l’époque, j’en aurais sûrement fait un édito !
Mieux vaut tard que jamais, même après dix ans ! Ceci dit, au-delà de vos qualités en matière de prophétie politique, qu’est-ce que vous retenez de cette anecdote ?
J’ai envie de retenir surtout deux détails linguistiques révélateurs :
D’abord, l’absence de toute référence au « UKIP », le fameux « UK Independence Party ». A l’époque, en 2011, il représentait un potentiel électoral d’environ 3% du vote, sans siège au parlement. Personne ne le prenait au sérieux. Trois ans plus tard, il a fait 27% aux élections européennes, s’incrustant dans le parlement à Strasbourg et à Bruxelles. Aujourd’hui, il a quasiment disparu, avec sa raison d’être première.
Leçon numéro un : ne jamais sous-estimer ceux qui surfent sur les colères, surtout quand ils sont dépourvus de scrupules.
Et ensuite, le fait qu’en 2011, personne n’a utilisé le terme « Brexit ». C’est une expression qui n’a été inventé que par la suite, sur un blog anodin, quand la crise de la dette publique grecque a mis le terme « Grexit » sur l’agenda européen. Je reste convaincu que la puissance émotionnelle de ce mot-slogan a grandement contribué à la victoire du « Leave ». « Brexit », c’est accrocheur et facile à retenir, un terme dont la consonance suggère une action déterminée et audacieuse, une fin en soi plutôt qu’une hésitation lâche. Et en même temps suffisamment vague pour permettre d’y projeter les sentiments et espoirs les plus divers.
Leçon numéro deux : des mots qui collent à une époque et des états d’âme collectifs peuvent avoir une grande puissance émotionnelle. Ce n’est pas à une journaliste de radio que j’ai besoin d’expliquer cela, si ?
Non, effectivement. Mais c’est toujours utile de le rappeler, y compris et surtout à la radio.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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