Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Déjà le dixième édito en temps de guerre. Cette semaine, un gros soupir. Encore un.
Oui, il serait peut-être temps de rebaptiser cet éditorial et de le nommer « le soupir hebdomadaire d’Albrecht Sonntag ».
J’y réfléchirai. Mais dites-nous d’abord ce qui vous fait soupirer aujourd’hui.
Une grande intellectuelle allemande qui a œuvré, pendant des décennies, à faire de la République fédérale un meilleur Etat, et qui a, ces derniers jours, cru bon de s’exprimer dans une lettre ouverte au gouvernement allemand, co-signée par vingt-sept autres universitaires et artistes, au sujet de la guerre en Ukraine. Je crains qu’elle n’ait rendu service ni au pays, ni à l’Europe, ni à sa propre réputation.
De qui s’agit-il ? Et qu’est-ce qu’elle a bien pu dire de si grave ?
Il s’agit d’Alice Schwarzer, dont le nom a été, depuis les années 1970, un synonyme pour le combat féministe en Allemagne. La société allemande, hommes et femmes, doit beaucoup à son courage et à sa détermination formidables. Durant un demi-siècle, elle a été la voix – aussi à l’aide de son magazine Emma – de l’émancipation féminine et de l’égalité des genres, de la lutte contre l’homophobie et la prostitution. Un monument.
Fallait-il vraiment qu’à près de 80 ans, elle utilise son poids médiatique pour publier cette lettre dans laquelle elle et ses cosignataires prennent position contre le soutien – assez hésitant, soit dit en passant – que le gouvernement allemand accorde à l’Ukraine ?
Que dit cette lettre (disponible en français, d’ailleurs) ? Elle s’oppose à la livraison d’armes à l’Ukraine, pour la raison que celle-ci augmente « le risque de propagation de la guerre en Ukraine ; le risque d'extension à toute l'Europe ; et en plus, le risque d'une troisième guerre mondiale ».
Mais cette crainte d’une escalade aux conséquences dramatiques n’est-elle pas compréhensible ? Je pense qu’elle est partagée par tous ceux qui suivent de près l’évolution de cette guerre, non ?
Je vous donne raison : comment ne pas avoir peur de la tournure que pourrait prendre cette guerre ?
Mais ce qui m’a mis mal à l’aise dans l’argumentation qui y est avancée, c’est l’affirmation péremptoire que « même la résistance justifiée contre un agresseur finit par être insupportablement disproportionnée par rapport à cela. » En d’autres termes, le conseil donné aux Ukrainien.nes d’arrêter de résister parce qu’ils se rendraient en quelque sorte eux-mêmes responsables de la souffrance qui en résultera inévitablement.
Le tout dans le but de conclure « un compromis acceptable pour les deux parties ».
J’ai essayé de comprendre, mais cette logique m’échappe.
D’abord, elle me rappelle celle du renversement entre bourreau et victime. Comme dans le cas d’un viol – du genre : « elle l’avait bien cherché, fallait-il qu’elle mette une jupe courte ? »
Ensuite, on n’aurait pas le droit de résister à plus fort que soi, sous prétexte qu’on susciterait une « spirale » de violence ?
Enfin, J’ai très envie de rappeler à mes compatriotes allemands qu’ils peuvent remercier les forces alliées d’avoir encouru le risque d’une spirale de violence pour les libérer des Nazis, sans chercher « un compromis acceptable pour les deux parties ».
Cette lettre a dû déclencher beaucoup de réactions, je suppose ?
C’est le moins qu’on puisse dire. Avec des prises de parole autrement plus véhémente que mon soupir. Mais elle a aussi été signée plus de 200 000 fois sur le site de pétitions change.org. Ce qui prouve qu’elle représente un courant de pensée très persistant en Allemagne, celui de la « Friedensbewegung », le mouvement pacifique de l’après-guerre dont les principes ont fortement marqué ma jeunesse.
En fait, c’est cette persistance inébranlable dans des convictions arrêtées une fois pour toutes, qui m’attriste le plus dans cet épisode. Cette incapacité – ou manque de volonté, je vous laisse choisir – de reconnaître que les temps ont changé. Que cet acte de guerre unilatéral de la Russie a mis fin à une époque. Que le refuge confortable d’une démocratie protégée par autrui – l’OTAN, en l’occurrence – appartient à un passé révolu.
C’est toujours douloureux de s’avouer impuissant face à une situation inédite qui fait voler en éclats ses certitudes, comme je l’ai formulé sur cette antenne il y a quelques semaines. Et c’est toujours pénible de devoir choisir entre deux alternatives, dont chacune se heurte à une valeur fondamentale.
Ce que les nombreux signataires de la pétition d’Alice Schwarzer ne veulent pas voir est qu’il y a des moments où la fameuse citation du Guépard de Lampedusa a tout son sens : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » Le monde d’avant 2022 ne reviendra pas de sitôt. Pour sauver l’essentiel, il faudra s’adapter à celui dans lequel nous vivons.
Post-scriptum :
À la suite de cette lettre ouverte controversée, le Zentrum Liberale Moderne, un think-tank berlinois doté d’une grande compétence sur l’espace européen post-soviétique, a publié à son tour, jeudi 5 mai, une lettre ouverte au Chancelier Olaf Scholz, en défense d’un soutien actif à la résistance Ukraine et en opposition aux arguments avancés par Alice Schwarzer et ses cosignataires. En deux jours, elle a obtenu 50 000 signatures. De toute évidence, l’opinion publique allemande reste déchirée sur la position à adopter.
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