Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, qui aujourd’hui prend note des dix ans du réseau INSTAGRAM, mais semble avoir du mal à lui souhaiter un bon anniversaire...!
C’est vrai, je n’ai pas très envie de les féliciter, même si par les temps qui courent, atteindre les dix ans d’âge en pleine santé mérite le respect. Rappelez-vous, Laurence, 2010, cela commence sérieusement à dater. Euradio s’appelait encore « Eur@dionantes » et n’avait pas la même envergure, les téléphones avaient encore des touches, et le président des Etats-Unis était plus smart que son phone.
En 2010, l’univers des réseaux sociaux digitaux était plein de promesses.
Ces nouveaux médias, accessibles pour tous, allaient devenir un catalyseur d’un débat public renforcé, rajeuni, revigoré. De controverses constructives et inclusives. Qui allaient avoir un impact bénéfique sur une démocratie déjà entrée en crise.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a déchanté depuis.
Effectivement, les « fake news » et les théories du complot sont largement partagées ; les trolls et autres harceleurs ont découvert un terrain de jeu idéal ; les algorithmes donnent la prime aux contenus radicaux ; on est loin des promesses du début.
Dans un article paru en 2018 dans la New York Review of Books, le politologue américain Yacha Mounk posait la question de manière la plus claire qui soit : « La démocratie libérale peut-elle survivre aux médias sociaux ? » Bonne question.
Pour revenir sur INSTAGRAM. Ces échange de photos filtrées, souvent d’une grande banalité, cela a l’air parfaitement anodin, non ?
Oh, je n’ai aucun souci avec les selfies de touristes ravis d’être quelque part, les tasses de capuccino en gros plan, ou encore les mannequins en train de se maquiller avant de lisser leur photo. La niaiserie est un droit humain fondamental :-)
Le problème est ailleurs.
INSTAGRAM est emblématique de la culture du « LIKE ».
Le « LIKE », cela a l’air innocent, sympa même, mais l’injonction permanente de « LIKER » une photo, un propos, une opinion – et à travers eux les personnes derrière – a plusieurs conséquences plus sérieuses qu’il n’y paraît.
D’abord, le LIKE oblige à confirmer en permanence son accord avec les groupes dont on fait partie, de ne pas se mettre en désaccord avec ses normes, de suivre, au sens propre du terme, des personnes qu’on qualifie désormais d’ « influenceurs », terme plus qu’ambigu, qui lui non plus existait pas en 2010, soit dit en passant.
Mais ce qui me dérange encore plus, c’est l’immédiateté du « LIKE ». On ne prend pas le temps de réfléchir, mais on laisse libre cours à l’émotion spontanée, et on participe ainsi à une véritable « émotionnalisation » du débat public. Je veux bien, pour des sujets comme le foot ou la mode, mais on voit que la culture « INSTA », c’est-à-dire « instantané », s’étend sur tous les domaines de la vie publique et politique.
Et où le problème ?
Laisser libre cours à l’émotion de l’instant, c’est de « l’auto-infantilisation ». Et cela ouvre la porte à ce que le psychologue Gustave Le Bon, à la fin du XIXème siècle, appelait la « suggestibilité », une forte disposition à se faire manipuler par des leaders d’opinion. Comme une invitation à remplacer tout engagement sceptique avec des arguments par une demande de susciter des émotions. Excitez-moi, tout de suite, « insta ».
Regardez les sept boutons de réaction sur Facebook : face à un document quelconque, vous avez le choix entre « j’aime », « j’adore », « haha », « wouah », « triste », « grrr », et depuis peu, « solidaire ». La complexité de la pensée humaine réduite à des affects primaires.
Le « like », c’est le débat public préféré des fascistes. On ne te demande pas de réfléchir, mais de choisir un camp en fonction des tes émotions et de ton appartenance : soit tu es avec nous, soit tu es contre nous.
Que répondez-vous à ceux qui qualifieraient vos propos d’élitistes, voire d’arrogants ?
Je leur dirai : vous n’avez pas besoin de me « liker ». Tout ce que je vous demande est de prendre le temps de réfléchir et de ne pas céder à la première impulsion affective.
On en prend bien note.