Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Aujourd’hui, vous m’annoncez que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Rien que ça !
N’ayons pas peur des grands mots ! Vous pourrez dire que c’est sur votre antenne qu’un nouveau concept a été lancé, qui résume un trait caractéristique des années 2020.
Vous vous souvenez de l’ère de la « post-vérité » ? Un concept forgé aux Etats-Unis, d’abord de manière assez confidentielle dans un article de 1992, puis dans un livre de 2004, avant d’être massivement repris par le discours académique, médiatique et politique à partir de 2016. Il est vrai que la « post-vérité » est un mot qui décrit bien la manière dont Donald Trump et – dans une moindre mesure mais non sans succès – la campagne en faveur du Brexit, ont martelé des informations objectivement fausses, saturé l’espace discursif avec des demi-vérités, semé la confusion par la mise en cause insistante de réalités pourtant observables.A la fin de cette année-là, la « post-vérité » a même été élue « mot de l’année » par le vénérable Oxford English Dictionary.
Bien sûr, je connais ce concept ! Vous êtes bien placé pour savoir que nous faisons de notre mieux pour combattre ce phénomène avec notre déontologie d’un journalisme attaché aux faits vérifiables.
Je confirme ! Mais en suivant attentivement les débats à la COP26 qui se déroule actuellement à Glasgow, j’ai l’impression qu’on est déjà passé à autre chose.
Le changement climatique a fait l’objet, pendant des décennies, d’une contestation persistante des faits scientifiques, pourtant toujours plus irréfutables, par des industriels et des politiques organisés dans un cartel du déni. Une illustration parfaite de l’application des préceptes de la post-vérité.
Sauf qu’aujourd’hui, il est devenu quasiment impossible de contester, minimiser, voire réfuter la réalité des menaces qui pèsent sur la planète. Ce qui force ceux qui refusent d’agir – que ce soit pour des raisons économiques, idéologiques ou géopolitiques – à assumer leurs positions. Et vous savez quoi ? Ils le font !
Ils le font de trois manières différentes.
Soit, ils ne se déplacent même pas à la COP, comme Vladimir Poutine. C’est l’option « indifférence ».
Soit, ils refusent net de prendre des engagements, comme le premier ministre australien, Scott Morrisson, grand défenseur du charbon. C’est l’option « cynisme ».
Soit, ils font des annonces tonitruantes dont ils savent déjà qu’ils ne les réaliseront pas. C’est l’option « hypocrisie », de loin la plus courante, y compris parmi les Etats européens.
Puis, sur la marge, il y a l’option « clown », incarnée par Boris Johnson, qui réussit à être à la fois désinvolte, cynique, et hypocrite – chapeau, l’artiste !
De toute façon, peu importe l’option choisie, ils l’assument sans rougir, sans remords, sans souci du qu’en dira-t-on.
Bienvenue, Laurence, dans « l’ère de la post-honte ».
Ah, le voilà, votre nouveau concept ! Sans vouloir vous décevoir, je ne suis pas sûr qu’il finira dans le Oxford Dictionary.
Vous avez sans doute raison. Et vous avez remarqué que mon introduction solennelle de ce néologisme s’est faite avec un clin d’œil. Ceci dit, il n’est pas sans pertinence, car il reflète bien les limites du multilatéralisme contemporain et explique aussi le désespoir grandissant des activistes environnementaux, des ONG, des représentants de la jeunesse.
Le multilatéralisme, nous le savons, a ses limites. Il y a peu de moyens d’obliger des Etats-nations à respecter leurs engagements et à faire preuve de solidarité. Par conséquent, les acteurs de la société civile font depuis un bon moment confiance en la méthode anglo-saxonne du « name and shame » : montrer du doigt les « je-m’en-foutistes », clouer au pilori les cyniques, dénoncer la lâcheté des hypocrites. Toujours dans l’espoir que la honte sera un moteur du changement d’attitude et un déclencheur d’action.
Eh bien, si c’était le cas, cela se saurait. Si la honte devant le reste du monde donnait une mauvaise conscience susceptible de pousser à agir dans le sens d’une éthique humaniste, les émissions de CO2 seraient réduites de manière autrement plus drastique, la déforestation serait arrêtée net, le fonds de soutien aux pays pauvres qui souffrent de manière disproportionnée des dégâts causés par les riches seraient bien remplis. Bref : la honte, c’est très vingtième siècle. Une motivation « vintage », en quelque sorte. Sur les acteurs géopolitiques des années 2020, le « name and shame » ne fait plus aucun effet.
La décennie de la post-honte, donc. Je vous remercie d’avoir enrichi mon vocabulaire et vous dis « à la semaine prochaine » !
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