Plus que cinq semaines avant la Coupe du monde de football au Qatar ! Et pas un jour sans polémique, que ce soit au sujet de la suppression des écrans géants en France ou des règles de comportement à suivre sur place communiquées par la FIFA ces jours-ci.
Polémique, c’est bien le mot qui convient pour décrire les débats sur l’attribution de cette Coupe du monde à un pays du monde arabe, coincé sur une péninsule de la taille d’un département français et demi, et doté d’un climat désertique qui nécessite la climatisation des stades.
Procédure d’attribution plus que douteuse, changement de calendrier cinq ans plus tard, révélations effarantes sur le traitement des ouvriers du bâtiment recrutés en Asie du Sud, et sur la mort d’un grand nombre d’entre eux, bilan environnemental a priori hautement critiquable, absence de toute culture de football dans le pays hôte, et manque de compréhension du supportérisme carnavalesque qui fait de la Coupe du monde la plus grosse « mégateuf » planétaire tous les quatre ans.
Et pourtant, je n’ai aucune envie de rejoindre la chorale du Qatar-bashing. C’est facile, c’est bon marché, et c’est un peu hypocrite sur les bords.
Hypocrite – vous y allez fort !
En tout cas, c’est l’un des adjectifs que j’ai le plus entendus cette semaine. J’ai évoqué la Coupe du monde en classe, et mes étudiants ont souligné à juste titre qu’il y avait, sur le plan des droits de l’homme, des conditions du travail, du bilan carbone, et du gaspillage d’argent autant de raison de boycotter la Coupe du monde au Brésil en 2014. Sans même parler de la dernière, organisée par la Russie qui, sauf erreur de ma part, venait d’annexer la Crimée quatre années auparavant.
L’adjectif hypocrite, je l’ai aussi entendu mardi soir, lors d’une intervention à Avrillé, agréable ville du Maine-et-Loire, qui m’avait invité dans le cadre d’une série de conférences intitulée « Place des Savoirs ». Il était utilisé par exemple dans le témoignage d’un participant ayant lui-même vu sur place dans un pays du Golfe comment étaient traités des travailleurs immigrés sur un chantier d’une base de l’armée française.
Mais il était employé aussi, de manière assez consensuelle me semblait-il, en commentant le fait que nous, les Occidentaux, avaient tendance à donner des leçons à d’autres au nom de valeurs que nous avions nous-même seulement découvertes très récemment.
Un exemple : on reproche aux Qataris un manque d’attitudes libérales envers les communautés LGBT+, alors qu’au moment de l’attribution du Mondial, ce fut un acronyme carrément inconnu en France !
Et en matière de bilan carbone, l’éclat de rire de Kylian Mbappé face à la suggestion de prendre un TGV entre Paris et Nantes plutôt que le jet privé du PSG date de quelques semaines seulement.
Aurions-nous tort, alors, de pointer les doigts les incohérences et les absurdités de cette Coupe du monde ?
Bien sûr que non, je vous rassure. Nous avons un certain nombre de valeurs que nous avons proclamées « universelles », et nous nous sentons le devoir de les défendre. Dans un premier temps, c’est tout à fait honorable. Je dirais même : nécessaire.
Mais à y regarder de près, cela trahit aussi un certain « Eurocentrisme », comme si le reste du monde avait l’obligation morale d’adopter nos normes socio-culturelles supérieures.
C’est problématique, et c’est, à mon humble avis, contre-productif dans un monde où toute tentative d’imposer ses valeurs aux autres, surtout quand elle vient d’Europe, réveille la mémoire d’un passé colonial jamais vraiment soldé. Vladimir Poutine, tout impérialiste criminel qu’il est assurément, l’a bien compris en axant son discours d’annexion des territoires ukrainiens sous le signe de la lutte contre un Occident néo-colonial, décadent, arrogant.
Vous allez me dire : « Mais ce n’est que du football ! », et vous n’aurez pas tort. Il est vrai qu’on pourrait lancer aux Qataris : « Vous voulez vous servir du football, cette culture populaire essentiellement, substantiellement européenne, alors il faut aussi prendre les valeurs qu’il véhicule », mais ce serait méconnaître toute l’histoire de ce jeu qui a fait l’objet d’innombrables appropriations culturelles locales. Cette souplesse culturelle est même l’une des recettes de son succès planétaire inégalé. Et ce serait faire preuve de cet « Eurocentrisme » qu’un grand nombre de pays n’est plus prêt à supporter.
Sans vouloir dramatiser à outrance les polémiques autour du Qatar, cette Coupe du monde peut être vue comme une illustration du déclin relatif de le puissance normative de l’Occident, et de la mise en cause progressive de l’existence même de valeurs universelles, qui fait son chemin dans le monde du XXIè siècle.
Comme souvent, le football révèle des évolutions sociales et politiques bien plus profondes que ne laisse soupçonner la simplicité de ce jeu !
Entretien réalisé par Laurence Aubron