Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers. Albrecht Sonntag, nous venons juste d’entrer en automne et vous nous parlez déjà de l’hiver !
Oui, car il est déjà là.
Je ne pense pas à celui qui est à venir dans quelques mois et qui nous menace de pénuries d’énergie pour le chauffage.
Non, je parle de celui qui a gelé, pour ne pas dire « surgelé », les relations entre l’Union européenne et la Chine. Entre ces deux-là, il y a un vrai froid qui s’est installé. C’était tangible lors du dernier sommet régulier d’avril dernier, en visio, quand nos leaders semblaient ne plus rien avoir à se dire. Et il n’y a pas de printemps en vue – cet hiver risque de durer.
Qu’est-ce qui vous rend si pessimiste ?
Bien sûr, il faut forcément regretter de ne pas insuffler un doux climat de confiance entre deux blocs géopolitiques majeurs qui ont franchement besoin l’un de l’autre, ne serait-ce que pour résoudre des problèmes à l’échelle planétaire – et on pense fort au dérèglement climatique auquel ni l’un ni l’autre n’est étranger, et auquel ni l’un ni l’autre n’échappera.
Mais en même temps, c’est une vague de froid qui s’explique, et le petit colloque que nous avons tenu il y a quelques jours au sein du bien nommé « ’EU-Asia Institute » de l’ESSCA, en a fourni une longue liste de facteurs explicatives. Les griefs sont nombreux du côté européen. Sur le plan commercial, le manque de réciprocité et de confiance qui a fait couler – pardon : « suspendre » – l’accord global sur les investissements ; sur le plan diplomatique, l’agressivité quasi-permanente de la Chine tant sur le fonds que sur la forme, culminant dans des sanctions mutuelles ; sur le plan des droits humains, la répression au Xinjiang et à Hong Kong (sans même parler des menaces qui pèsent sur Taïwan). Et l’inaction de la Chine contre la guerre en Ukraine, apportant ainsi une caution indirecte à l’invasion menée par Poutine, n’arrange pas les choses.
Oui, il fait froid. Mais ce froid n’est peut-être pas une mauvaise chose pour l’Union européenne en cette année 2022.
Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
Parce que la nouvelle froideur de la part des Européens, elle traduit aussi une évolution tout à fait salutaire. Si la Chine de 2022 n’est plus la même qu’il y a dix ans, quand Xi Jinping a été élu à la tête du parti, eh bien, l’Union européenne n’est plus la même non plus.
Il y a eu plusieurs prises de conscience imposées et accélérées par la « permacrise » dans laquelle elle se trouve. Elle a troqué des certitudes libérales contre une volonté de mieux protéger les Européens contre un environnement bien plus hostile qu’avant. Elle s’est rendu compte de son propre potentiel géopolitique, sous-exploité pendant longtemps. Elle s’est découverte, durant les années Trump, un désir d’émancipation progressive, et la belle carrière du concept d’« autonomie stratégique » en témoigne. Elle s’est surprise elle-même par son unité inespérée dans la défense du marché unique face au Brexit et par sa capacité inattendue de prendre des décisions inouïes : sur la dette commune comme financement du plan de relance, sur l’achat et la distribution des vaccins durant la pandémie, sur des sanctions sans précédent face à l’invasion de l’Ukraine.
Enfin, elle a réalisé qu’elle tenait peut-être davantage aux valeurs démocratiques qu’elle ne croyait elle-même, que celles-ci étaient menacées à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, et que cela valait la peine de se battre pour les défendre. Y compris contre la Chine, qui semble les avoir érigées en ennemi absolu.
Ce n’est plus la même Chine, mais ce n’est pas non plus la même Europe.
On dirait que vous parlez de deux amoureux qui projetaient leurs désirs sur l’autre et sont déçus que l’autre ne veut pas correspondre à l’idée qu’ils s’en faisaient !
Il y a un peu de cela. J’ai fait rire les participants du colloque en introduisant le concept de « bouderie mutuelle » dans les sciences politiques !
Mais blague à part : trop de choses ont été dites et écrites par les deux côtés, trop de lignes rouges ont été tracées par ce qu’on peut appeler un discours performatif, il paraît difficile pour l’un comme pour l’autre de se rétracter pour trouver un terrain d’entente.
Il va pourtant bien falloir, un jour, se rabibocher !
C’est exact : "un jour". Je crains qu’il faille faire preuve de patience. Il y a eu quelques idées timides lors de nos échanges entre chercheurs, mais on sentait qu’il y aurait d’abord un hiver à traverser. Autant s’habiller chaud !