Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Héros et traîtres - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Héros et traîtres - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Comme toutes les semaines nous retrouvons le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.

Aujourd’hui, vous nous parlez de héros et de traîtres. Deux catégories très distinctes, non ?

Détrompez-vous, elles se recoupent plus souvent qu’on ne pense. Il y a des individus, notamment dans le domaine politique, qui deviennent héroïques parce qu’ils ont le courage de reconnaître des erreurs monumentales du passé et de trahir leurs croyances fallacieuses antérieures.

L’actualité de ces dernières semaines m’a rappelé un essai très fin du poète allemand Hans Magnus Enzensberger, touche-à-tout génial et prolifique. Le texte date de 1997, Il l’avait intitulé « Héros du retrait ».

« Héros du retrait » ? Il me semble que cela mérite une explication. Et quel lien faites-vous avec l’actualité ?

C’est le décès, il y a quelques jours seulement, de Frederik Willem de Klerck, président de l’Afrique du Sud entre 1989 et 1994, qui m’a rappelé ce concept. De Klerck, c’est un peu le prototype d’un « héros du retrait » : ancien militant de la suprématie blanche institutionnalisée dans l’Apartheid, c’est lui qui a eu le courage de reconnaître que le vent de l’histoire avait tourné et qu’il était temps d’y mettre fin. Il s’y est employé certes sans demander des excuses, mais avec clairvoyance et rigueur. C’est lui qui, lors d’un discours retentissant en février 1990, a annoncé la libération de Nelson Mandela et des autres prisonniers politiques, a mis fin à la peine capitale et les restrictions de liberté en cours, et surtout a permis au pays de s’engager vers les premières élections libres et démocratiques en Afrique du Sud. 

C’est ça, un « héros du retrait ». C’est quelqu’un qui organise dignement la défaite de son propre camp, simplement parce que c’est la chose à faire et parce qu’il reconnaît avoir eu tort par le passé. 

D’autres exemples qui viennent spontanément à l’esprit sont, bien sûr, Mikhaïl Gorbatchev, l’homme qui a fait vaciller, puis tomber, l’Union soviétique de l’intérieur, après y avoir fait toute sa carrière comme apparatchik fidèle aux dogmes du système, ou encore Alfonso Suarez, ancien pilier du système franquiste en Espagne, qui a fini par jouer un rôle clé dans la transition vers une démocratie stable. 

Aucun de ces héros du retrait n’est apprécié à sa juste valeur. Débordés par le processus qu’ils ont lancé eux-mêmes, ils en deviennent les observateurs impuissants, engloutis par la dynamique qu’ils ont suscitée, poussés vers la touche, perdant la maîtrise de leur destin.

Pour leurs propres camps, ils sont simplement des traîtres impardonnables. Et pour les autres – qui leur doivent pourtant beaucoup – ils restent éternellement les représentants d’un système détesté. 

Comme le dit malicieusement Hans Magnus Enzensberger, « une seule et unique chose est assurée à un héros du retrait : l’ingratitude de la patrie. »

Il a raison : le monde est souvent ingrat avec ceux qui ont le courage de vouloir le changer.

Et le courage n’est pas en surabondance sur la scène politique internationale de 2021. Où sont les leaders politiques qui ont l’audace de reconnaître s’être trompés ?

Où est le haut dirigeant chinois qui oserait publiquement poser la question de savoir ce qui empêche en fait que la République populaire vive en bonne harmonie avec un Taïwan démocratique devant sa porte ?

Où est le leader politique au sein du Parti Républicain des Etats-Unis qui aura la rectitude nécessaire pour avouer qu’il s’est lamentablement fourvoyé en soutenant Trump et ses actions anti-démocratiques, racistes, et corrompus ?

Où est le conservateur britannique qui admettra sans détour que le Brexit était contraire aux intérêts réels du pays et qu’il convient désormais d’arrêter les mensonges, de colmater les brèches, et de recoller les morceaux autant que possible avec le continent ?

Je crains qu’il faille les attendre pendant un bon moment. Une question : diriez-vous que les « héros du retrait » ont aussi manqué à l’appel à la COP26 de Glasgow ?

Sans aucun doute. C’est peut-être le plus grand défi de tous les temps de reconnaître qu’on a eu tort tous ensemble et qu’on est en train de continuer de faire fausse route.

Et tenez-vous bien, notre cher Hans Magnus Enzensberger l’a bien anticipé il y a un quart de siècle déjà. Je cite :

« Le plus difficile de tous les retraits nous attend dans la guerre que nous menons, depuis la révolution industrielle, contre notre propre biosphère. »

Quand les annonces de légers correctifs, souvent faites avec hypocrisie, seront suivies par des revirements radicaux et des actes significatifs et tangibles, nous pourrons peut-être les identifier et les remercier, les « héros du retrait » dont nous avons besoin.

Signalons au passage la parution récente d’un ouvrage qui élargit le concept d’Enzensberger : Les « héros du retrait » dans les mémoires et les représentations de l’Europe contemporaine. Histoire et fictions, sous la direction de Michel Fabréguet et de Danièle Henky, Paris, L’Harmattan, 2020

Photo : Copyright World Economic Forum

Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici