Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Un coup de poignard dans le dos - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag #9

Un coup de poignard dans le dos - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag #9

Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.

La vulnérabilité de la démocratie, cela vous travaille, et vous avez souvent partagé vos observations à ce sujet sur cette antenne. En ce moment, comme nous tous, vous restez pantois devant le discours de Donald Trump et son refus de considérer la possibilité d’une défaite.

Un spectacle curieux et angoissant à la fois. Ces derniers jours, avec la commémoration annuelle de la fin de la Première guerre mondiale le 11 novembre, cela m’a évoqué un parallèle inquiétant avec la « Dolchstoß-Legende », la « légende du coup de poignard dans le dos ».

Je crains que vous soyez obligé de nous expliquer de quoi il s’agit.

C’est une théorie de complot né dès le 11 novembre 1918, quand les hauts militaires allemands ont cherché à se disculper à la fois de leur responsabilité des horreurs infligées à l’Europe pendant quatre ans et de la capitulation qu’ils avaient refusé d’envisager.

C’est là qu’ils ont lancé le mythe selon lequel l’armée allemande était restée invaincue sur le champ de bataille et qu’elle avait été trahie par les agissements d’une alliance composée de Marxistes et des Juifs, dont le travail de sape sans relâche aurait miné la confiance et le soutien de la population civile.

L’armée – présentée, cela va sans dire, comme héroïque jusqu’au bout, alors qu’il y avait en vérité un mouvement de grande lassitude dans ses rangs, poussant près de 100 000 soldats à la désertion – aurait ainsi reçu un coup de poignard dans le dos, alors qu’elle combattait avec honneur et abnégation.

Attention : ce n’est pas une simple anecdote. La légende du coup de poignard est jugée suffisamment importante pour mériter un article wikipédia en français et même un chapitre dans l’imposante collection des « Lieux de mémoire » allemands, parue en 2001, et dont une sélection a été publiée en français chez Gallimard en 2007.

Ah, quand même ! Mais quel était l’impact de cette légende ?

Il était énorme, car il a, dès le début, fragilisé la jeune démocratie de la République de Weimar, perçue par beaucoup comme une république des traitres. Ce mythe a fonctionné, tout comme les théories du complot qu’on voit aujourd’hui pousser comme des champignons sur les réseaux sociaux, selon le principe « pas de fumée sans feu ! ». Notamment quand le maréchal Hindenburg, chef de l’Etat-major respecté, s’en est saisi dès 1919, avec la même agressivité, à la fois apologétique et diffamatoire, qu’on peut détecter aujourd’hui chez Donald Trump.

Et vous vous en doutez bien : cette histoire inventée de toutes pièces, mais suffisamment floue et ambiguë pour nourrir la suspicion dans une large partie d’un peuple déboussolé, était du pain béni pour Adolf Hitler. Dès 1923, lorsqu’il était incarcéré après sa tentative avortée de putsch à Munich, il l’a reprise avec force dans la rédaction du fameux « Mein Kampf ».

Une fois au pouvoir – nommé au poste de chancelier en 1933 par le même Hindenburg, soit dit en passant – il n’a cessé d’utiliser la légende du coup de poignard dans le dos comme une parabole, susceptible à tout moment de ressusciter la haine des apatrides gauchistes et juifs. (les « mondialistes » comme diraient certains aujourd’hui).

Mais vous êtes d’accord que les parallèles entre les années 30 et la situation d’aujourd’hui ont leurs limites, non ?

Bien sûr. Et encore heureux. Il y a eu, ces dernières années, pas mal d’ouvrages sur ces parallèles, mais même les plus pessimistes, comme celui de Madeleine Albright sur le danger d’un nouveau fascisme ou celui, intitulé « La mort des démocraties » par les chercheurs américains Steven Levitsky and Daniel Ziblatt, font remarquer que les démocraties d’aujourd’hui sont tout de même plus solides que la pauvre République de Weimar.

Mais on aurait tort de sous-estimer le potentiel corrosif de ces théories complotistes sur la durée. En tweetant et en agissant de la sorte, Trump prépare ses troupes à cultiver le ressentiment et à se complaire dans l’amertume. Ce ne sont pas des émotions éphémères, et elles sont ré-activables au moindre soupçon.

Bref : l’histoire de l’époque trouble des années 20 et 30 ne se répétera pas. Ouf ! Mais que cela ne nous empêche pas d’en tirer des leçons pour notre époque, suffisamment trouble elle-même pour qu’on s’en inquiète.

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