Chaque semaine, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd’hui, vous voulez me faire part d’une relecture critique de nos propres émissions ? Je suis tout ouïe !
Effectivement, et je dois malheureusement vous signaler que vous êtes en flagrant non-respect des recommandations stylistiques de l’agence de renom international « Associated Press ». Au cours de ces derniers mois, un grand nombre de généralisations à caractère déshumanisant ont été utilisées sur votre antenne. Pour ne citer quelques exemples : il y a eu « les Russes », « les Britanniques », « les Européens », et j’en passe. L’un de vos chroniqueurs les plus connus a parlé des « Noirs », et je me souviens que pendant les confinements, vous avez même consacré une chronique entière aux « Coiffeurs ». Franchement, vous devriez être plus vigilants par rapport à ces étiquettes.
En fait, vous vous moquez de ce tweet qui déconseillait aux journalistes d’écrire « les malades mentaux, les handicapés, les diplômés, et … les Français ! » Il est vrai qu’il a bien fait rire sur les réseaux sociaux.
Mais au-delà du rire spontané qu’elle suscite, cette communication involontairement comique donne à réfléchir.
Si elle reflète une intention parfaitement louable de ne pas heurter des individus par des généralisations abusives, elle méconnaît la fonction utile et somme toute indispensable qu’ont les stéréotypes dans la vie sociale.
Il est vrai qu’il nous est arrivé à nous tous de nous sentir, face à un texte ou dans une conversation, un peu mal à l’aise en nous sentant inclus dans une catégorie qui niait la complexité de notre personnalité et de notre parcours individuel.
Ce n’est pas faux. Personne n’aime être désigné par une catégorie généralisante ou des stéréotypes.
En même temps, la catégorisation n’est pas qu’un abus sémantique, bien au contraire, c’est un mécanisme psychosocial essentiel. C’est une aide pour structurer et simplifier un environnement bien trop complexe pour nos pauvres cerveaux. La catégorisation, c’est comme les dossiers et les sous-dossiers sur votre disque dur : sans eux, cela devient vite ingérable.
Pour tout vous dire, plus on se penche sur les enseignements de la psychologie sociale, plus on a envie de chanter les louanges des stéréotypes. Bien sûr, ils orientent notre perception de manière biaisée et créent des attentes envers des individus uniquement en raison de leur appartenance à un groupe. Mais on en a besoin ! Ils nous permettent de mettre de l’ordre dans notre environnement social compliquée, de réagir immédiatement en économisant de l’énergie cognitive précieuse, de survivre dans notre quotidien sans devenir dingue.
Mais enfin, rien n’est plus ringard et désobligeant que les stéréotypes nationaux, vous ne trouvez pas ?
Oui, dans le principe, c’est indéniable. Et je suis bien placé pour l’avoir ressenti à de multiples occasions. Mais les stéréotypes, sur les Allemand·es, les Français·es, les British, ce n’est pas la même chose que les préjudices, chargés d’émotions souvent négatives, endurcies, quasi-irréversibles, et sans aucune utilité sur le plan cognitif.
Non, les stéréotypes, c’est utile. Il faut juste prendre conscience qu’ils sont à la fois injustes, indécrottables et indispensables. À moins de changer de cerveau, il faudra vivre avec. Alors, autant vivre avec en bonne connaissance de cause.
Les stéréotypes, ce sont des points de départ, à partir desquels on peut différencier sa perception. Souvent d’ailleurs avec un rire ! Puisqu’on sait qu’ils sont simplistes, autant s’amuser avec. Vous vous souvenez d’OSS117 au Brésil ? Quand on lui fait remarquer à l’ambassade que « tous les Allemands ne sont pas nazis », il rétorque « Je connais cette théorie. » Et la salle de cinéma rit de bon cœur.
J’avoue que c’est un exemple assez drôle.
Chaque stéréotype est aussi une occasion d’appliquer une ironie libératrice. Il y a quelques années, j’ai conduit une grande enquête européenne sur le football, qui est un bouillon de culture pour les stéréotypes nationaux.
J’ai demandé aux participant·es si l’usage médiatique des stéréotypes les agaçait, et un peu moins que la moitié d’entre eux·elles ont répondu par l’affirmative. Davantage en Pologne, en Turquie, ou au Royaume-Uni, mais nettement moins en Allemagne ou en France.
Mais dans une autre question, seul un tiers parmi les milliers de répondant·es, était en désaccord avec l’affirmation qu’il était « amusant de jouer avec les stéréotypes nationaux lors des grands tournois ».
Pour moi, cela traduit une bonne prise de conscience, à la fois sur les aspects déplaisants des stéréotypes et sur l’opportunité de les utiliser pour se moquer de soi-même.
Faisons comme les amateur·ices de foot : agaçons-nous de la persistance des stéréotypes, tout en les mettant en cause et en reconnaissant nos propres biais de perception.
Le football source de sagesse, ça laisse songeur. Peut-être faudrait-il conseiller à mes confrères et consœurs de « Associated Press » qui n’aiment pas qu’on écrive « Les Français », de simplement le remplacer par « Les Bleus » ?
Entretien réalisé par Laurence Aubron.